Bras-Coupé, esclave et héros rédempteur dans The Grandissimes de George Washington Cable

Anne Foata

L'oeuvre de George Washington Cable est peu connue en France, malgré son évocation d'un passé qui fut en partie le nôtre, celui de la Louisiane avant sa cession aux États-Unis en 1803-1804. Dans son propre pays elle était tombée sinon dans l'oubli du moins dans une indifférence condescendante dès avant la mort de son auteur en 1925.

D'une réception mitigée en Louisiane où le portrait qu'il a tracé d'eux n'était pas toujours au goût des Créoles, elle avait également, après une période d'engouement qui avait fait de Cable un personnage célèbre à l'égal de Mark Twain, fini par susciter la lassitude tant au nord qu'au sud devant l'insistance polémique de son auteur à défendre l'égalité civique des noirs. Puis quand Cable se fut résigné à ne plus produire que ces ``romances'' héroïques qu'éditeurs et lecteurs lui réclamaient, il se vit banni de la littérature sérieuse et exilé par la postérité dans le purgatoire des écrivains dits régionalistes.

D'où le tirèrent - juste retour des choses - le changement de climat politique et les débuts de l'agitation civique en faveur des noirs après la seconde guerre mondiale. Les premiers articles, qui parurent en 1948-49, saluèrent d'abord le libéral et le réformateur, mais ils furent suivis de biographies critiques qui amorcèrent une réévaluation du romancier. Si les oeuvres de la deuxième période, qui s'ouvrit avec la parution de The Cavalier en 1901, devront sans doute rester dans le domaine mineur des ``romances'' historico-sentimentales, celles de la première période, de Old Creole Days (1879) à John March, Southerner (1884), sont aujourd'hui réhabilitées et incluses dans le canon de la littérature américaine.1

1. Bien que né à La Nouvelle-Orléans, en 1844, Cable n'était pas Créole : c'est là la faute originelle dont ses compatriotes de la ``Crescent City'' ne purent jamais l'absoudre entièrement. Pourtant, loyalement sudiste, sa famille avait été expulsée de la Nouvelle-Orléans pour avoir refusé de prêter le serment d'allégeance à l'Union après la chute de la ville en avril 1862. Lui-même s'était engagé, la veille de ses dix-neuf ans, dans la cavalerie du IVe Mississippi ; blessé à plusieurs reprises, il avait terminé la guerre comme secrétaire du général Nathan Bedford Forrest. Tout cela était bien établi et sa loyauté pleinement reconnue ; il n'en restait pas moins qu'une profonde différence de tempérament, et finalement de culture, séparait Cable des Créoles qui continuaient à tenir le haut du pavé à La Nouvelle-Orléans. Une conscience presbytérienne des plus rigoristes héritée de sa mère et de ses ancêtres de la Nouvelle-Angleterre, mêlée à un sérieux quelque peu teuton que lui valait son ascendance paternelle (les Kobel étaient venus du Würtemberg avant la Révolution) et alliée à un sens tout yankee de l'industrie et du travail, tout cela avait fait de ce petit homme frêle mais pugnace un personnage peu enclin à apprécier la joie de vivre un peu laxiste, les compromissions morales et l'arrogance toute latine des Créoles.

Contraint par la mort de son père à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, Cable, dès l'âge de quatorze ans, avait fait les nombreux métiers qui, souvent en Amérique et pour les écrivains, débouchent sur celui de l'écriture. Journaliste à un quotidien de la Nouvelle-Orléans, The Picayune, il avait été chargé en 1872 d'une série d'articles sur les églises et les charités de la ville qui l'avaient mené aux archives de la cathédrale Saint-Louis et à celles du Cabildo, l'ancien siège du gouvernement colonial. Ses recherches s'avérèrent fructueuses puisque non seulement elles éveillèrent sa vocation d'écrivain mais lui fournirent la matière d'une grande partie de son oeuvre à venir : l'histoire de La Nouvelle-Orléans depuis sa fondation en 1718, celle de l'ancienne colonie française devenue américaine en 1803, avec ses hommes, ses institutions et son folklore. Elles donnèrent naissance aux nouvelles qu'il se mit à écrire à partir de 1872 et qui commencèrent à apparaître dans les magazines du nord dès 1873, mais aussi à des oeuvres de plus grande envergure comme son roman The Grandissimes (1880), son histoire de la Louisiane (The Creoles of Louisiana, 1884) et ses pamphlets en faveur de l'égalité raciale (The Silent South, 1885 et The Negro Question, 1890).

La première nouvelle à arriver ainsi sur le bureau d'un directeur de magazine de New York fut ``Bibi,'' l'histoire d'un chef africain vendu comme esclave à La Nouvelle-Orléans, lequel allait devenir Bras-Coupé dans l'épisode central de The Grandissimes, ``The Story of Bras-Coupé.'' Cable devait révéler que La nouvelle lui avait été inspirée par l'indignation qu'il avait ressentie à la lecture de certaines des clauses les plus barbares du Code Noir de 1724, bien que le personnage lui-même ait eu des prototypes divers dans différents noirs manchots qui avaient fait parler d'eux à La Nouvelle-Orléans depuis la cession de la colonie aux États-Unis. ``Bibi'' fut refusé une première fois par Scribner's Monthly en mai 1873, puis tour à tour par Appleton's Journal en juin de la même année et The Atlantic Monthly quelques semaines plus tard. Ce dernier magazine avait renvoyé le manuscrit à Cable, accompagné d'une lettre qui expliquait la raison de son refus, à savoir l'effet ``unmistakingly distressful'' que la nouvelle risquait de faire sur les lecteurs. Cable la renvoya alors à Scribner's quelque peu révisée apparemment et dut attendre toute une année jusqu'en janvier 1875, pour la voir refusée une deuxième fois. Il ne fit pas d'autre tentative pour placer ``Bibi,'' mais se mit à rédiger The Grandissimes autour d'une version probablement remaniée de ``Bibi'' (le manuscrit de ``Bibi'' n'a pas été retrouvé).

2. Bras-Coupé, dans The Grandissimes, est un chef de tribu ouolof que les hasards d'une guerre de conquête ont mis entre les mains d'un potentat voisin qui le vend à un négrier. Il est transporté de l'autre côté de l'Atlantique ``on board of the good schooner Égalité'' (169) et acheté à La Nouvelle-Orléans par le représentant de la famille Grandissime, Agricola Fusilier, qui le destine à la plantation de son futur neveu, Don José Martinez. Cela se passe quelque huit années avant le début du roman, vers 1795, pendant l'interrègne espagnol. L'Africain est un géant de près de deux mètres aux membres intacts, comparé de façon insistante à toute une série d'animaux sauvages indomptables, lion, tigre, alligator, rhinocéros, zèbre. Don José aimerait bien le faire travailler à l'instar d'un buffle africain, mais comme nous le relate le narrateur de l'histoire avec une ironie qui ne peut être que celle de Cable, en narrateur omniscient du roman, ``he was a warrior ; [...] according to a generally recognized principle of African international law, he could not reasonably be expected to work'' (174). Son nom ? Traduit du ouolof en dialecte du Congo, l'idiome des esclaves de Don José, il devient Mioko Koanga, Bras-Coupé. Faut-il entendre par là qu'en le perdant, sa tribu a métonymiquement perdu son bras droit amputé à l'épaule ? Nenni. Le sens que lui donne Bras-Coupé est clair, bien que plus difficile à admettre par son maître : le bras qui n'était plus en mesure de manier la lance ne vaut guère mieux qu'un moignon amputé ; il ne servirait donc plus.

Après force palabres interprétées par la belle quarteronne Palmyre dont il tombe éperdument amoureux, Bras-Coupé accepte de devenir le garde-chiourme (``driver'') des autres esclaves à la condition expresse que Palmyre devienne sa compagne. Celle-ci l'admire, voit en lui l'homme qui la vengera d'Agricola Fusilier auquel elle voue une haine barbare (nous n'entrerons pas dans les détails de l'intrigue), un Toussaint L'Ouverture qui serait le champion des esclaves de la Louisiane. Elle ne peut cependant pas lui rendre son amour, passionnément éprise qu'elle est d'Honoré Grandissime, un neveu d'Agricola Fusilier et le héros du roman, qu'elle ne peut évidemment épouser. Elle consent néanmoins à servir de gage à la conclusion du marché entre Don José et son esclave à condition d'être sauvée à temps du mariage abhorré.

Palmyre ``unluckily, played her game a little too deeply'' (176) et se retrouve mariée à Bras-Coupé le jour même où sont célébrées les épousailles de sa maîtresse, la soeur jumelle d'Honoré, et de Don José. Le drame survient au moment des libations de la noce quand Bras-Coupé, éméché par le vin qu'il n'a pas l'habitude de boire, fait irruption parmi les invités de Don José pour réclamer sa femme. Voyant son maître lever la main vers lui en proférant un juron espagnol, il l'abat d'un formidable coup de poing. ``Dolorous stroke ! for the dealer of it,'' commente le narrateur, ``[...] punishable, in a white offender, by a small fine or a few days' imprisonment, it assured Bras-Coupé the death of a felon ; such was the old Code Noir'' (180-181).

Bras-Coupé, dans un salon rempli d'épées dégaînées, a le temps d'émettre de terribles malédictions vaudou sur son maître inconscient avant de s'enfuir dans les marais proches de La Nouvelle-Orléans, où il déclare son indépendance, dit le narrateur, ``on a slight rise of ground hardly sixty feet in circumference and lifted scarce above the water'' (181). Passe l'automne, puis l'hiver ; le printemps revient. La malédiction agit, le ver ronge l'indigo, les esclaves sont pris de fièvre et meurent. Don José lui-même tombe malade, quand survient Bras-Coupé toujours aussi intraitable qui lui réclame une nouvelle fois sa femme. ``Mioko-Koanga oulé so'femme'' (187). Devant le refus de Don José, d'autres malédictions sont proférées et Bras-Coupé disparaît.

Un fils naît à Don José. Sur une place au pied des remparts de La Nouvelle-Orléans qui allait devenir la fameuse Place Congo, des noirs dansent la babouille, la counjaille, la calinda. Un immense noir se joint à eux, ``the blackest of men, an athlete of superb figure... his tight, crisp hair decked out with feathers, a necklace of alligator's teeth rattling on his breast and a living serpent twined around his neck'' (190). Ce dieu barbare n'est autre que Bras-Coupé, ivre une fois de plus et inconscient de ses actes. ``[A]s the wonderful fellow was rising in a yet more astounding leap than his last, a lasso fell about his neck and brought him, crashing like a burnt tree, face upward upon the turf'' (190). Agricola Fusilier le livre aux autorités de la ville.

``The runaway slave,'' said the old French code, continued in force by the Spaniards, ``the runaway slave who shall continue to be so for one month from the day of his being denounced to the officers of justice, shall have his ears cut off and shall be branded with the flower of luce on the shoulder; on a second offence of the same nature, persisted in during one month of his being denounced, he shall be hamstrung, and be marked with the flower de luce on the other shoulder. On the third offence he shall die'' (190).

Bras-Coupé ne s'est enfui que deux fois, mais il a aussi frappé son maître, ce qui en vertu de l'article 27 du Code devrait lui valoir la mort. Don José lui épargne la vie, mais Bras-Coupé aura les oreilles coupées (il sera essorillé, pour reprendre le terme de cet ancien châtiment), les jarrets sectionnés, les deux épaules marquées de la fleur de lis pour avoir voulu, conclut le narrateur, être un homme libre (``by attempting to be a free man'' (191)). ``Mutilated but unconquered,'' le fier Africain ne parlera plus, sauf pour lever la malédiction qui pèse sur la plantation après la mort de Don José et murmurer ``Africa'' quand un ``bon père'' appelé in extremis pour le convertir lui demande s'il sait où il va aller.

3. Peu importe ici la tradition locale dans laquelle Cable a pu puiser pour camper le personnage de Bras-Coupé. Un article de Robert O. Stephens2 la documente admirablement, jusqu'à son avatar musical popularisé par le compositeur créole Louis Moreau Gottschalk qui en a surtout retenu les danses dans lesquelles il s'était illustré et fait de la ``Bamboula, Danse des Nègres'' un morceau fort à la mode au milieu du siècle dernier.3

Peu importe également que de ``Bibi'' à ``The Story of Bras-Coupé'' Cable ait su profiter des conseils de ses ``editors'' et mettre à profit une lecture attentive de Tourgueniev et de Mérimée : l'indirection et l'ironie dramatiques du récit inclus dans The Grandissimes doivent sans nul doute beaucoup à la technique du Russe et au ``Tamango'' de Mérimée. Et de ce dernier Cable a fort probablement retenu les traits révélateurs mentionnés par Stephens dans son article, parmi lesquels les deux caractéristiques essentielles de son Bras-Coupé : l'ex-statut princier de l'esclave qui le fait traiter d'égal à égal avec ses nouveaux maîtres et son amputation toute fictive et symbolique.4

Enfin, peu importe la documentation ethnique à laquelle Cable s'est astreint pour rendre son Africain aussi authentique que possible. Durant ses recherches dans les archives de La Nouvelle-Orléans, Cable avait eu l'occasion de feuilleter les deux épais volumes d'une Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'ille (sic) Saint Dominique, publiés à Philadelphie en 1797-98 par un gentilhomme martiniquais. Dans son portrait des différents ethnies d'origine des esclaves de Saint-Domingue, Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry avait singularisé une tribu dont la fierté indomptable pouvait bien avoir inspiré à Cable certains des traits de Bibi, puis de Bras-Coupé.5 Arlin Turner pense qu'il s'agissait des Ouolofs d'Afrique Occidentale, mais Stephens cite un texte de Cable qui fait de Bras-Coupé, ou plutôt de sa première version ``Bibi,'' un Arada qui avait préféré s'amputer de sa main droite d'un coup de hache plutôt que de travailler. L'origine ouolof de Bras-Coupé lui viendrait, selon Stephens, de celle du Tamango de Mérimée.

Peu importe en définitive l'origine de Bras-Coupé, sa véracité ethnique, les remaniements dont il a fait l'objet. Plus remarquable est ce qu'il est devenu dans le roman, le rôle que Cable lui fait jouer dans la conscience des personnages et la résolution de l'action. Responsable d'un revirement dans les attitudes et les valeurs d'un homme de bonne volonté (Honoré Grandissime) et de la disparition du ``grand-prêtre'' de l'ordre ancien (Agricola Fusilier, ``the aged high-priest of a doomed civilization'' (324)), l'esclave Bras-Coupé apparaît comme un héros libérateur, fondateur d'un ordre nouveau.

4. ``The Story of Bras-Coupé,'' qui occupe les chapitres 28 et 29 d'un roman qui en compte soixante-et-un, est véritablement le pivot narratif de l'oeuvre. Elle est en outre racontée par deux fois dans la même journée à l'``Américain'' Joseph Frowenfeld par les deux Honoré qui se partagent le patronyme de Grandissime, le blanc et le noir, tous deux fils du même père. Le lecteur ne les entendra pas (si l'on peut s'exprimer ainsi) raconter l'histoire, pas plus que celle-ci ne lui parviendra de la bouche du troisième narrateur qui, en ce même jour, la raconte aux Grandissime réunis pour la ``fête de grand-père.'' Les tribulations de Bras-Coupé, fictivement médiatisées à travers trois narrateurs intra-diégétiques, en fait arrivent au lecteur sans détours dans les termes mêmes du narrateur omniscient du roman, qui, toutes précautions prises, ne saurait être que Cable lui-même.6

L'horreur que Cable dit avoir ressentie à la lecture du Code Noir éclate dans ces deux chapitres, plus terrible d'avoir été dominée, canalisée par l'effort de dramatisation et de distanciation qu'il s'est imposé en révisant les différentes versions de ``Bibi'' pour en faire ``The Story of Bras-Coupé.'' Bras-Coupé est un personnage éminemment présent, d'une présence de vie qui remplit chaque épisode de sa courte odyssée américaine et anime chacune des pages des deux chapitres qui lui sont consacrés. Il apparaît véritablement non seulement comme un prince, socialement égal à ses maîtres, mais essentiellement - et nonobstant les métaphores animales qui le caractérisent - comme un homme, moralement supérieur à eux. Et il ne perd rien de sa stature humaine quand Cable lui fait en plus endosser une abstraction emblématique, et représenter la vérité de l'esclavage, son statut ontologique en somme, d'une mutilation de l'homme. En effet, s'étant conféré à lui-même son nouveau nom de Bras-Coupé au terme des épreuves baptismales d'une traversée de l'océan, ``he made himself a type of all slavery,'' écrit Cable, ``turning into flesh and blood the truth that all slavery is maiming'' (171).

Personnage emblématique donc, mais intensément vivant, Bras-Coupé s'accommode également de l'exagération mythifiante qui accompagne tout héros légendaire. Sa force herculéenne, sa résistance aux balles, ses prouesses acrobatiques à la bamboula ont déjà eu le temps de donner naissance à la légende, que Cable restitue dans son emphase glorieuse en la compensant de traits proprement humains qui sont comme l'hamartia du personnage : sa passion pour Palmyre, son inaccoutumance à l'alcool.

La présence fulgurante de Bras-Coupé dans la plantation de Don José, sa mort de supplicié vont hanter la mémoire de tous les Grandissime, de leurs alliés, esclaves et affranchis. Montrant sa tombe à l'extérieur de la ville à l'``immigrant'' américain Frowenfeld, Honoré Grandissime, le Créole, lui déclare : ``Why, that Negro's death changed the whole channel of my convictions'' (38). Sous l'influence de l'austère Frowenfeld, de ses convictions démocratiques et égalitaires, le Créole en vient à reconnaître et à assumer la tare fondamentale de sa société (``the blemish'') qui, telle une ``ombre,'' ``the shadow of the Ethiopian,'' obscurcit et flétrit sa civilisation :

``I am ama-aze at the length, the blackness of that shadow !.. It is the Némésis w'ich, instead of coming afteh, glides along by the side of this morhal, political, commercial, social mistake ! It blanches, my-dé-seh [My dear Sir], ow whole civilization ! It dhrags us a century behind the rhes' of the world ! It rhetahds and poisons everhy industrhy we got !.. it brheeds a thousand cusses that nevva leave home but jus' flutter-h-up an' rhoost, my-dé-seh on ow heads'' (p. 156).

(Cable écrit que sous le coup de l'émotion, Honoré, qui parle un anglais parfait, a repris l'accent français de sa langue maternelle.)

5. Cette ``ombre'' qui obscurcit la civilisation créole et en laquelle Honoré Grandissime reconnaît la Némésis de sa race, les psychologues des profondeurs nous ont appris à l'identifier et les démagogues du vingtième siècle à la redouter. C'est évidemment la part obscure, refoulée de la psyché collective à laquelle Carl Gustav Jung quelques décennies plus tard donnera ce même nom.7 Image de l'insconscient collectif, cette figure de l'ombre est aussi celle de la Bête mythique toujours prête à engloutir l'homme et à le ramener au Chaos originel. Elle montre sa face hideuse sous les apparences du superbe animal que les Créoles, même les plus ``white supremacists,'' admirent en Bras-Coupé (car ``A man may even fancy a negro - as a negro'' (170)). Noir et bestial, il est l'antagoniste parfait de l'homme blanc.8

Cette ombre, et la menace qu'elle représente, la société les refoule au plus profond de son inconscient sans savoir qu'ainsi niées, elles mènent à tous les débordements d'une hystérie de masse qu'intensifie encore l'incertitude des périodes politiques de transition. Dans ``My Politics,'' sorte d'autobiographie spirituelle qui fut jugée trop explosive pour être publiée de son vivant,9 Cable ne cache pas qu'il avait voulu que ses contemporains lussent les événements narrés dans le roman à la lumière de ce qui se passait dans le Sud après la Reconstruction ; la Némésis des Créoles de 1803 était encore et toujours celle du Sud en 1879 quand parurent les premiers épisodes du roman.

Et la violence effectivement n'est pas absente des événements du livre : le ``négrophile'' Frowenfeld voit son nom flétri et son officine d'apothicaire saccagée ; la foule pourchasse le quarteron Honoré et le contraint à se cacher pour survivre ; la négresse Clémence est prise au piège comme un animal sauvage et mourra d'une mort atroce et ignomineuse. La violence ainsi déchaînée finit par se retourner contre celui qui en est l'instigateur en tant que porte-parole de sa caste, Agricola Fusilier, qui, irréductible jusqu'au bout, expire en haranguant ses proches ``contre la Conduite du Gouvernement de la Louisiane.''

Composante négative de l'inconscient collectif mais aussi, comme nous l'a appris Jung, de la psyché individuelle, cette ombre incarnée par Bras-Coupé s'individualise en quelque sorte dans la conscience d'Honoré-le-Blanc par la présence d'Honoré-le-Noir (le quarteron), son ``dark brother,'' tous deux issus du même père, aussi blancs d'apparence l'un que l'autre, partageant la même éducation acquise en France et la même élégance, mais aux antipodes du spectre social. Honoré-le-Noir dans la conscience de son frère blanc (``ma whide bruzzah'') prend le relais de Bras-Coupé ; c'est auprès de lui que le Créole fait amende honorable pour le crime commis envers Bras-Coupé et ses frères de couleur, puisqu'il le reconnaîtra officiellement comme son frère et l'associera à sa maison de négoce (``Grandissime Frères''), enfreignant ainsi non seulement les clauses du Code Noir mais encore tous les tabous en vigueur.

En identifiant et en intégrant cette part d'ombre dans sa personnalité, nous ne dirons pas qu'Honoré-le-Blanc parfait son individuation puisque le terme n'avait pas encore été inventé, mais il devient un autre homme, un homme plus digne de son nom, un homme d'honneur qui est aussi honnête homme et qui mérite d'être ``Honoré.'' Agricola Fusilier, en niant cette part de ténèbres qui est aussi celle de sa caste, se déshonore et se détruit et porte l'opprobre sur toute sa civilisation.

Dûment reconnue et intégrée dans la psyché d'Honoré et des Créoles de bonne volonté, l'``ombre de l'Éthiopien'' est devenue un élément créateur, le garant d'un ordre nouveau. Et c'est sous cet aspect-là que Bras-Coupé apparaît pleinement comme un héros culturel. Il est celui qui dit Non à toutes les tentatives faites pour l'amener à travailler ; il refuse d'assumer sa condition d'esclave et d'entériner l'ordre dominant préétabli qui se targue de la lui imposer. Esprit négateur, il évoque cette autre figure de Rebelle de la mythologie occidentale, l'Adversaire par excellence du schéma divin, Satan, tel du moins qu'il apparaît dans le ``Prologue au Ciel'' du Faust de Goethe. Prince des Ténèbres mais aussi Bête Hideuse des fantasmagories médiévales, le Diable est pourtant parmi tous les esprits ``qui disent non'' (``die verneinen'') celui qui déplaît le moins à Dieu, parce qu'il ``stimule et aiguillonne'' (``der reizt und winkt'') l'activité humaine et sort l'homme de la léthargie du Chaos (``unbedingte Ruhe''). Il est l'élément nécessaire d'une conjonction des contraires, le garant d'une personnalité pleinement intégrée.10

Bras-Coupé, le rebelle, est lui aussi l'instrument fécond d'un renouveau qui pourra s'instaurer par la conciliation, ``the way of peace'' préconisée par Honoré, ou, à défaut, par le glaive (``the way of strife''), par un recours à la violence destructrice et fondatrice, par l'élimination des tenants de l'ordre ancien. En ``aiguillonnant et stimulant,'' Bras-Coupé réussit à tirer un homme, Honoré, et saura peut-être tirer un peuple, les Créoles de Louisiane, du ``repos absolu'' qui est le status quo dans lequel s'enlisait leur civilisation [Cable emploie le terme de ``palsy'' ou de ``paralysis.'']

Tel est évidemment le voeu que George Washington Cable formule à l'adresse des états sudistes au lendemain de la Reconstruction, au moment où il les voit s'enfoncer les uns après les autres dans l'irrédentisme de leurs gouvernements Bourbons ou ``rédempteurs.'' L'``ombre de l'Éthiopien,'' que l'émancipation des noirs est loin d'avoir exorcisée, continue à tarauder les recoins secrets de la psyché collective, suscitant les réactions de peur qui sont à l'origine du Ku Klux Klan et des Ligues blanches. Dans ``My Politics,'' Cable relate sa rencontre avec Bras-Coupé, avec la longue cohorte de ses frères sans nom et sans visage conjurée par la lecture du Code Noir, et son propre cheminement rédempteur. Si ``Bibi'' est en effet sa première tentative de production littéraire qui, rejetée par les magazines du Nord, l'a conforté dans sa résolution d'écrire un roman tout entier bâti autour de lui, il ne faut pas oublier ses autres nouvelles (``Tite Poulette,'' Madame Delphine, ``The Haunted House in Royal Street''), ses articles de journaux, ses recueils polémiques, ses discours publics qui sont autant de plaidoyers pour une entière égalité des noirs.11 Il ne cessera le combat direct qu'à l'époque où l'instauration généralisée et légale d'une politique de ségrégation qui fait des noirs des citoyens ``égaux mais séparés'' lui enlèvera tout espoir de changement. Il consacrera alors son énergie à d'autres causes, l'éducation et l'amélioration des conditions de vie des masses immigrées et des minorités, entre autres. Son dernier roman, Lovers of Louisiana (1918), n'en contiendra pas moins une ultime réincarnation de l'Américain Frowenfeld et un ultime plaidoyer en faveur des noirs.

Bras-Coupé, esclave et prince, est donc un héros rédempteur à plus d'un titre et sur plus d'un niveau. Campé au centre même du roman dont il fut le ``germe,'' il rayonne en deçà et au-delà de l'acte d'écriture qui l'a fait naître. Il bouscule et dérange ses interlocuteurs et continue à interpeller ses lecteurs, tout comme dans l'anonymat du Code Noir, non encore nommé, il avait suscité l'acte créateur chez Cable. Les hommes de bonne volonté, Honoré le Créole ou George Washington Cable l'Américain, il a su les persuader que tout asservissement était une mutilation d'une partie d'eux-mêmes, une perte de leur intégrité et, en définitive, de leur humanité. Aux autres, irrédentistes de la ``Suprématie Blanche,'' il a apporté le glaive, la violence salvatrice qui fonde les sociétés nouvelles. Personnage du XVIIIe siècle finissant qui s'était targué de propager le règne des lumières et de la raison en Occident, il projette son ombre édifiante sur d'autres temps et d'autres lieux qui eux aussi se sont voulu éclairés et qui pourtant ont vu des hommes en réduire d'autres à l'état de bêtes pour mieux les anéantir, faute d'avoir discerné la Bête qui sommeillait au fond d'eux-mêmes.

NOTES :

1. Première biographie à paraître, celle d'un Suédois, Kjell Ekström George Washington Cable : A study of his early life and work (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1950), suivie de celle d'Arlin Turner qui fut l'un des responsables de sa redécouverte (George W. Cable : A Biography, Durham, N.C., Duke University Press, 1956, rééditée par Louisiana State University Press (Baton Rouge) en 1966) et de celle de Philip Butcher George W. Cable (New York, Twayne U.S. Authors Series, 1962). Une autre étude des années soixante : Louis D. Rubin, Jr., George W. Cable : The Life and Times of a Southern Heretic (New York, Pegasus, 1969) est aujourd'hui épuisée. Signalons également une thèse de doctorat d'État, inédite à ce jour, d'Étienne de Planchard de Cussac, soutenue en 1987 à l'Université de Lyon II.
Une première réédition de The Grandissimes eut lieu en 1957 chez Hill & Wang (New York). Le roman a été republié en 1987 par Penguin avec une introduction de Michael Kreyling. La pagination des citations qui apparaîtront dans le texte de cet article est celle de cette dernière édition.

2. ``Cable's Bras-Coupé and Mérimée's ``Tamango'' : The Case of the Missing Arm,'' Mississippi Quarterly, XXXV, no. 4, 1982 ; p. 387-405. Voir également Turner, op. cit., chap. 6 et 7.

3. art. cit., p. 391-392. Stephens mentionne que la danse avait été dédiée à la reine Isabelle d'Espagne et qu'elle avait été donnée lors d'un concert de bienfaisance à Paris au profit du prolétariat en 1849.

4. Idem, p. 397-405.

5. Je suis fascinée par ce personnage de Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry qu'il m'a été donné de rencontrer dans un autre contexte, celui de son Voyage aux États-Unis d'Amérique : 1793-1798, qui est son journal, édité et publié sous ce titre bien après sa mort, en 1903. Parlant de l'éducation très libre des jeunes filles en Amérique, et à Philadelphie en particulier, il avait écrit : ``[T]hey are willful. In general they are naughty. Their naughtiness is principally exercised in hitting little Negroes'' (dans In Search for Eden, ed. by Leo Hamalian, a Mentor Book, the New American Library, 1981, p. 153). Né à la Martinique en 1750, Saint-Méry avait été éduqué à Paris et avait fait partie de l'administration coloniale sous l'Ancien Régime. Contraint à l'exil sous la Révolution par l'arrivée de Robespierre, il voyagea aux États-Unis et fut un moment propriétaire d'une imprimerie à Philadelphie qui devint un centre d'émigrés français. Il fut aussi juge à Saint-Domingue et mourut à Paris en 1819. On lui doit encore deux épais volumes sur la partie espagnole de Saint Domingue et un petit traité, De la Danse, qui contient une description minutieuse de la musique et des danses des esclaves des Caraïbes. Cable s'en est servi pour certains de ses chants inclus dans The Grandissimes. Signalons que Cable est aussi l'auteur de deux longs articles publiés dans le magazine Century en février et mai 1886 : ``The Dance in Place Congo'' et ``Creole Slave Songs,'' inspirés de Saint-Méry (Arlin Turner, op. cit., p. 227-233). Il aimait animer la lecture publique de ses romans et nouvelles d'intermèdes musicaux pendant lesquels il chantait des chants nègres et créoles.

6. ``A very little more than eight years ago,'' began Honoré - but not only Honoré, but Raoul also ; and not only they, but earlier on the same day, - Honoré the f.m.c. [free man of color]. But we shall not exactly follow the words of any one of these (italiques ajoutées).
Bras-Coupé, they said, had been in Africa, and under another name, a prince among his people... (début du chapitre 28, p. 169).

7. cf. La dialectique du moi et de l'inconscient (Paris, Gallimard, 1964). Voir également Erich Neumann, The Origins and History of Consciousness (originellement Zurich, Rascher Verlag, 1949 ; consulté dans sa version américaine (Princeton University Press (Bollingen Foundation) 1954 ; édition de poche, 1970).

8. Sur cette image du noir, fondement du racisme américain, voir entre autres études : Winthrop D. Jordan, The White Man's Burden (Oxford University Press, 1974), une édition condensée de son monumental White Over Black : American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812 (Chapel Hill, University of North Carolina Press,, 1968) et George M. Frederickson The Black Image in The White Mind. The Debate of Afro-American Character and Destiny, 1817-1914 (New York, Harper and Row, 1971).

9. incluse par Arlin Turner dans son édition de The Negro Question : A Selection of Writings on Civil Rights by George W. Cable (Garden City, Doubleday & Co., 1958 ; New York, Norton, 1968).

10. cf. Mircea Eliade, Méphistophélès et l'Androgyne (Paris, Gallimard, 1962), chapitre 2. (cf. le passage de Faust dans la traduction française de Henri Lichtenberger citée par Eliade :

``[L'homme] a vite fait de se complaire dans le repos absolu ;
C'est pourquoi je lui adjoins volontiers ce compagnon
Qui aiguillonne et stimule...'' (Eliade, op. cit., p. 95).

11. Exactement contemporain de The Grandissimes, mais à l'opposé de la dénonciation par Cable du mythe que les noirs sont ``the happiest people under the sun,'' le premier recueil des histoires de Uncle Remus de Joel Chandler Harris, Uncle Remus : His Songs and His Sayings. Thomas Nelson Page, cet apologue du Vieux Sud et de la vie idyllique dans les plantations, commence à publier en 1884-85 (``Marse Chan,'' 1884, Marse Chan : A Tale of Old Virginia, 1885.

Institut d'Etudes anglaises et nord-américaines,
Université Marc Bloch, Strasbourg,
22, rue Descartes,
F-67084 Strasbourg,
France.