Le fantastique dans ``A Name for Evil'' de Andrew Lytle: étude de cas

Anne Foata

Le récit fantastique, si l'on en croit Todorov,1 est une entité fragile entre toutes, puisque pour exister il lui faut le consensus de l'écrivain et du lecteur. Pour garder ses fantômes, en d'autres termes, il leur demande, à l'un et à l'autre, de faire semblant de croire à leur existence; l'écrivain doit s'abstenir de les métaphoriser à l'intérieur d'un discours poétique ou allégorique, le lecteur de les transformer en fantasmes. Écrivain et lecteur doivent consentir à maintenir ce point d'équilibre précaire entre réalité et fiction sur lequel règne le doute fondateur.

A Name For Evil2 est le seul roman fantastique d'un écrivain américain dont toute l'oeuvre s'est inscrite dans une vision cohérente mais particulière de l'histoire des États-Unis. Pour l'Agrarien qu'a été Andrew Lytle (et qu'il est resté dans ses convictions profondes jusqu'à nos jours, bien après la disparition du mouvement),3 la conquête du Nouveau Monde, sa colonisation progressive jusqu'à ses avatars actuels, sont l'histoire d'une exploitation éhontée des hommes et de la nature au cours de laquelle l'Occident chrétien a perdu son âme. L'oeuvre de découverte, donc de re/création, que les Européens avaient cru accomplir dans le Nouveau Monde s'est avérée une oeuvre de mort qui ne les a pas épargnés eux-mêmes.

A Name For Evil s'inscrit dans cette perspective. Henry Brent, le protagoniste du roman, renouvelle (au XXe siècle) l'aventure colonisatrice d'un ancêtre ``révolutionnaire'' en rachetant le domaine de ce dernier, laissé à l'abandon depuis sa mort. Il veut le restaurer, le ``régénérer,'' mais cette oeuvre de régénération implique davantage que la propriété. L'illusion de Henry Brent est de donner une nouvelle jeunesse au couple qu'il forme avec Ellen, à sa profession d'écrivain plutôt obscur, et par là-même à l'Amérique perdue dans ses rêves de confort bourgeois. A l'instar de son ancêtre, il n'aura de cesse qu'il n'ait tout détruit, sous le couvert de ce dernier, revenu hanter le domaine.

Plutôt qu'une allégorie, Lytle consent à ce qu'on voie dans le récit de A Name For Evil un mythe, le mythe de l'Américain moderne victime tout comme ses ancêtres colonisateurs d'un rêve de bonheur et d'innocence, c'est-à-dire d'une nostalgie des origines dont la quête, viciée dès le départ, n'a cessé de se dévoyer en route pour aboutir au chaos qui précède toute Création. Cette interprétation symbolique ou mythique, le roman toutefois ne l'impose jamais; Lytle reste soucieux de garder au récit toute l'ambiguïté qui fonde le genre fantastique. Un lecteur averti sait que dans l'oeuvre du romancier un jardin est davantage qu'un jardin et un cercle un cercle, mais A Name For Evil n'en demeure pas moins un roman fantastique tout à fait honorable, sujet, il est vrai, comme tous les romans de son espèce, à la faible longévité qui les caractérise, leurs fantômes balayés non pas tant par un décodage symbolique ou rationnel que par la fatale relecture qui laisse entrevoir les ficelles du genre. Plus péremptoirement que d'autres, le texte fantastique attend tout du lecteur puisqu'il se crée en fonction de ce dernier. Il se rapprocherait donc davantage que d'autres de ce texte ``scriptible'' souhaité par Barthes, ``produit'' tout à tour par chaque nouveau lecteur selon que prédominent en lui tels ou tels codes qui informent sa personnalité (sa formation professionnelle, son tempérament, sa culture, sa familiarité du genre fantastique, etc.).4

Une étude analytique du texte de A Name For Evil désarticulé en ses ``lexies'' permettrait sans doute d'entendre les différentes ``voix'' que Barthes a su distinguer dans la nouvelle de Balzac qui sert de support à S/Z, voix qui dans leur alternance, chevauchement, modulation et contradiction, nous livrent l'histoire de Henry Brent et de ses (deux) fantômes. Elle ferait ressortir, par exemple, combien la Voix de l'Empirie contredit celle de la Personne, tout en soulignant l'ambiguïté des situations et le double sens ironique du discours de Henry (quand, par exemple, il se proclame un ``homme de vision(s)''); combien cette Voix de la Personne est redevable à son tour aux fausses assurances de la Voix de la Science (les nombreuses allusions au positivisme néfaste du XIXe siècle, aux croyances populaires et religieuses, à l'histoire, à la psychologie et même à la psychanalyse dont Henry émaille son discours),5 pour finalement se fondre, ou se résoudre, dans le Voix du Symbole (le jardin, le cercle, ...) qui sous-tend la narration et l'incline dans la direction d'une interprétation a posteriori. Ces diverses voix ``off'' qui tressent la trame du récit, nous les verrions s'articuler ensuite autour des relais et des retards de la Voix de la Vérité, voix souveraine mais toujours dissimulée, puisque l'énigme qui fonde le genre du roman (la nature des fantômes qui hantent Henry) ne sera jamais ni posée, ni formulée, ni a fortiori résolue. En effet, si à travers l'équivoque constante du discours de Henry, ses questions amorcées et laissées en suspens, ses réponses ésotériques ou prophétiques, ses déclarations intempestives, s'enchaînent les différents maillons du code herméneutique qui informe la Voix de la Vérité, la Vérité elle-même n'est jamais mise en doute par Henry persuadé de l'authencité de ses fantômes.

Lors de la parution du roman en 1947, les critiques, dont Edmund Wilson,6 furent prompts à signaler sa filiation avec la nouvelle de James The Turn of the Screw, trop prompts peut-être à le juger selon les mérites de cette dernière. Cet air de parenté entre les deux oeuvres n'est pas fortuit cependant, puisque Lytle avait conçu le roman - en réalité une longue nouvelle - comme un exercice de style, une transposition délibérée de la situation jamesienne à une confrontation entre adultes. Il avait dû abandonner très vite, à mesure que les personnages créés par lui réclamaient leur autonomie et menaient le récit dans une direction qui n'était plus celle de James. Il subsiste certaines analogies ponctuelles, mais il ne faut pas forcer la comparaison entre les deux oeuvres comme certains se sont essayé à le faire.7 Parmi les points de ressemblance, beaucoup appartiennent en fait à ce qu'elles ont de commun, toutes deux, avec le genre qu'elles illustrent, comme, par exemple, la narration à la première personne, les jeux de physionomie, le discours motivé, donc sujet à caution, du narrateur/protagoniste, ses interrogations sur l'existence du Mal, ses incertitudes, son sado-masochisme latent. D'ailleurs, toutes ces analogies font partie de ce que Jean Bellemin-Noël appelle les ``effets de citation,''8 implicites ou explicites, qui renvoient un texte fantastique à un autre et qui en sont un facteur d'authentification. Le mal pour James avait un nom, Peter Quint. Pour Lytle, son nom est Henry/Major Brent, et il est moins purement métaphysique que chez James, perçu davantage dans ses avatars socio-historiques et culturels. Conte paradigmatique d'une quête édénique, si l'on veut, mais récit étayé par une forte intertextualité, A Name For Evil peut prétendre à une existence en soi.

Avant d'aborder le contenu même du récit (le décor, les apparitions) et les ``procédés d'écriture'' qui lui donnent corps, je voudrais m'arrêter un instant, parmi ces derniers, à l'instance narrative.

1. A Name For Evil est un récit à la première personne fait par un ``narrateur différé'': un homme raconte ``maintenant'' (``now'') l'incroyable aventure qu'il lui a été donné de vivre il y a quelque temps (``then,'' ``in those days''). Il s'agit donc d'un ``narrateur-agent'' ou peut-être même ``patient'' (le ``sufferer'' de Wayne Booth), selon qu'on considère qu'il a été l'auteur des événements qu'il raconte ou leur victime. On sait ce que ce procédé de narration autobiographique apporte au genre fantastique, puisqu'il en fait naître l'ambiguïté fondamentale, celle qui émane de la source même de l'information narrative avant de dériver sur les événements eux-mêmes. Le ``je'' est un narrateur imprécis et imprécisé, par définition isolé dans sa propre individualité (Henry Brent se dit doté d'un ``individualisme extravagant''), jamais identifié ni substantivé par une personne extérieure, personnage le moins digne de confiance et pourtant celui auquel le lecteur s'identifie le plus volontiers, prêt à lui apporter cette confiance qu'il devrait lui mesurer. Le ``je'' de Henry Brent, pense-t-on, est un homme normal, notre alter ego, notre confrère en humanité. On voit comment l'imprécision de la narration personnelle du roman peut jouer dans les deux sens: celui de l'invraisemblance (Henry est un dément et il n'y a personne pour le contredire, pour montrer l'autre côté, le côté normal, des choses), celui également de la plausibilité (après tout, puisqu'il raconte avec autant de calme et de lucidité les événements hallucinants qu'il vient de vivre, il ne peut être complètement fou; que sait-on de l'au-delà ?...). La disjonction temporelle entre Henry narrateur et Henry protagoniste ajoute à l'atmosphère d'ambiguïté du récit; elle amplifie avec le recul la sensation d'étrangeté et de peur qu'éprouve le lecteur, mais en même temps accroît la plausibilité de l'histoire: Henry a certes été victime de ce qu'il raconte, ou passagèrement délirant (rêve/folie), mais le narrateur qu'il est devenu a retrouvé son équilibre. Cette dualité toute fonctionnelle d'un même personnage permet donc d'exploiter les multiples possibilités d'un jeu de cache-cache entre son ``je'' lucide (?) qui s'interroge sur ce qui lui est arrivé et son ``moi'' victime (?) qui a failli sombrer dans l'aventure relatée.

Autre ambiguïté découlant de cette disjonction temporelle entre Henry-narrateur et Henry-protagoniste, l'opposition permanente entre le discours raisonneur du premier (``we cannot comprehend life out of time and without matter; yet we believe in it. We are attracted to and repelled by it...,'' p. 286) et le récit halluciné (que Bellemin-Noël appelle le ``discours de l'inexplicable'') du second (``Was I set apart to suffer the visions of phantoms...'', p. 286--286, ou ``Had I blundered upon the mystery of mysteries...'', p. 287), opposition qui a tendance à pencher du côté du discours sans jamais, cependant, se résoudre à son profit. Or nous savons, en paraphrasant Benveniste ( Problèmes de Linguistique Générale), que tout discours suppose un locuteur et un auditeur, certes, mais également une intention chez le premier d'influencer l'autre; ce qui revient à dire que le récit fantastique favorise le discours et que dans ce discours, le narrateur mettra tout en oeuvre pour s'expliquer, se justifier, au besoin se faire absoudre par son narrataire. Discours fortement motivé donc, auquel Genette reconnaîtrait, en plus de sa fonction narrative proprement dite, une intention très nette de témoignage,9 intention à laquelle le lecteur se laisse prendre: ``I am convinced now,'' déclare Henry au deuxième paragraphe de son récit, ``there are certain places which the past holds, literally, absolutely, and with a tenure no present occupant can dispute. I do not pretend to understand the metaphysics of such a lien, but I have felt its power,'' et pourquoi pas, en effet, se dit le lecteur tout prêt à le croire.

Une dernière ambiguïté du récit fantastique est justement liée à la présence de ce narrataire muet, jamais nommé, jamais défini. Qui est ce ``You'' auquel s'adresse Henry (`` You will understand... You may call it an illusion, but I say... The feeling, the premonition, call it what you will''), avec lequel il argumente ? Un parent venu aux funérailles d'Ellen, un médecin aliéniste ? Un juge de Cour d'Assises, un auditeur quelconque (``Can any man answer this question ?''), le lecteur, moi-même... Vous ? Peut-être même Henry Brent lui-même, narrateur et narrataire, source et récepteur d'un même discours intérieur, juge et partie dans une confrontation où se jouent son salut et sa damnation: ``Never before has the risk of judgment so involved the risk of damnation, for if the truth I now disclose be not the truth but falsehood disguised in the habiliments of innocence, what am I ?'' (p. 198), et plus loin encore: ``If I had been a man of deliberate evil... But what was I ?'' (p. 265). Ce narrataire aux multiples visages engagé dans un dialogue muet mais passionné avec un narrateur à double face (prédateur ou victime, meurtrier ou paisible citoyen) fournit donc la quadruple ambiguïté du texte fantastique, le spectacle devant un auditoire de ``vous'' horrifiés mais fascinés, d'un ``je'' qui n'est plus ``moi,'' mais peut-être ce ``il'' qui n'a pas de nom (le ``it'' anglais du fantôme, de la bête, peut-être le ça freudien), fantôme/fantasme, noire créature de nos désirs inavoués. Par-delà la disjonction temporelle du ``je/moi'', ou discursive du ``je/vous'' se fait jour une rupture beaucoup plus profonde, un éclatement existentiel de la personnalité du narrateur en ses multiples fragments ``je/moi/vous/il.'' Comme Henry Brent se le demande à maintes reprises dans le roman (``And I ? What was I ? ... What was I ?''), qui est-il en effet ?

2. Pour en venir à présent à la substance même du récit (décor, apparitions, dénouement), le cadre de A Name For Evil est celui auquel nous ont habitués les romans fantastiques anglais ou américains: une vieille maison décrépite dans une campagne isolée, dont la location exacte restera imprécisée. Le lecteur familier de Lytle supposera que le décor est une fois de plus ce coin du Tennessee ou des états limitrophes du Kentucky, de l'Alabama ou de la Georgie qui constituent à la fois le cadre réel de l'existence de Lytle et l'espace fictif de ses personnages; l'exégète du romancier ajoutera que la propriété que Henry Brent tente de ``régénérer'' est en fait cette ferme à tabac que Lytle avait achetée près de Nashville (Robertson County) peu avant la guerre et qu'il s'était acharné à restaurer pour la revendre en 1947. Un lecteur tout court sera surtout sensible à l'isolement et à l'abandon de la propriété maltraitée par les ans et les ``pauvres blancs'' qui l'on dénaturée. Le temps non plus ne sera jamais précisé; des allusions à la rareté de la main-d'oeuvre, la provenance du neveu permissionnaire permettent de situer le roman pendant la deuxième guerre mondiale, mais l'ancrage temporel est de peu d'importance dans le huis-clos qui isole le combat de Henry Brent avec ses fantômes du monde extérieur.

Henry Brent, un écrivain obscur, et sa femme Ellen viennent donc prendre possession d'un ancien bien de famille pour le restaurer et y vivre. La propriété est à l'abandon depuis plus de soixante-quinze ans à la suite de la décision criminelle de leur ancêtre, un Major des guerres révolutionnaires, qui va revenir hanter les lieux pour déjouer les plans de son petit ou arrière-petit-neveu. Dès l'abord, la maison est hostile, comme habitée d'une vie propre (``it gave the appearance of a life of its own,'' p. 173), lieu de maléfices, et seuil entre deux mondes. Le symbole du seuil, de la porte ouverte ou fermée,10 va revenir comme un leitmotiv avec des variantes que nous verrons plus loin. Dès la première visite à la maison, en effet, avant même qu'ils ne s'y installent, Ellen semble happée par elle, engloutie et introuvable, et Henry commente: ``This seemingly trivial fact contained for us the mystery of all fatality. It gave the slight jar to the door which even then was closing to shut us off from the natural world'' (p. 170)). Cette porte métaphorique s'actualise dans la lourde porte d'entrée qui se referme réellement à clef sur Ellen au printemps suivant, lors de leur prise de possession effective des lieux, laissant Henry debout sur le seuil, s'acharnant comme un dément sur la poignée et conscient que ``to separate my hand from the tarnished brass knob would send me adrift on a tow which would sweep me forever in the swirling pools of strangeness'' (p. 174). Henry a le pressentiement d'un défi latent, d'une puissance tyrannique qui continue à régir les occupations de la maisonnée et qui se manifeste dès le début par l'oubli volontaire de Johnny, le métayer noir dont les ancêtres ont appartenu au Major, de nettoyer le petit bureau que Henry décide de faire sien:

``That's old Major Brent's room.''
``What do you mean, Major Brent's room ? He's been dead seventy-five years !''
``He a hard man. He don't like folks projecting wid his things.''
[...] ``But, Johnny, you weren't living then.''
``No, Sir,'' he replied...
[...] ``Ghosts can't hurt you.''
``No, Sir,'' he agreed.
``Then why were you afraid to sweep my room ?''
``Major Brent, don't allow nobody in here.''
(p. 178--179; c'est moi qui souligne).

Le temps présent employé par Johnny pour parler du Major montre que pour ce dernier le Major est toujours là et qu'il est resté le véritable propriétaire de son domaine. Son autorité tyrannique se manifestera en maintes occasions, comme le prouvera encore la décision de Johnny de planter du maïs en tel endroit de la propriété et non dans un autre, parce que ``Major Brent likes his corn planted there.'' (p. 181).

Obsédé par la figure de cet ancêtre tout-puissant, mal à l'aise de ne pas se savoir son héritier direct et peut-être de passer pour un intrus (``an interloper'') à ses yeux, Henry ne tarde pas à le voir apparaître, d'abord sur la galerie du premier étage de la maison, puis le nez collé contre la vitre du petit bureau (cf. les deux premières apparitions de Peter Quint dans The Turn of the Screw), mais c'est Johnny qui l'identifie d'après les descriptions de Henry: ```Why, that's Major Brent,' he said and then added quietly, `I sees him all the time.''' (p. 206).

C'est encore Johnny, à la fois informateur et confident, comme l'avait été Mrs. Grose pour la gouvernante/narratrice de la nouvelle de James, qui révèlera peu à peu à Henry tous les détails de l'existence et du caractère du Major: comment il a épuisé femmes, enfants, esclaves et animaux dans un labeur incessant (``No triflin. If you kill a mule, I'll buy another. If you kill a Negro, I'll buy another.'' (p. 178)), réduit ses nombreux fils et sa fille unique au célibat pour ensuite chasser les premiers de la propriété avec des gages de journalier et léguer le domaine à la seconde, en leur enjoignant de laisser la récolte pourrir sur place, d'abandonner les lieux et de ne plus y revenir sous peine de malédiction éternelle de sa part; comment ensuite il avait disparu dans les airs sans laisser de traces, si ce n'est la présence d'une corneille perchée sur le siège-palanquin improvisé sur lequel il s'était fait promener une dernière fois dans la propriété.

S'il revient hanter les lieux, c'est toujours selon Johnny que ``all the meanness he done plague him'' (p. 208), mais également avec l'intention de s'opposer aux plans de restauration de son petit-neveu, si ouvertement contraires à sa dernière volonté. Pourtant, l'objet de sa quête maléfique, et Henry l'apprend dans un choc lors d'une nouvelle apparition aux petites lueurs de l'aube, n'est pas ce dernier, mais Ellen, la femme ``porteuse de la tradition,'' maillon indispensable dans la transmission de la vie. A son désir de vengeance et d'anéantissement se mêlent également des intentions plus érotiques, ce qui ne semble pas étonner Johnny qui révèle qu'il était ``a great hand with ladies,'' grand amateur de jolies femmes qu'il aimait promener, pommadé et parfumé, dans les allées circulaires de son jardin hexagonal avant de les épouser et de les faire mourir à la tâche. Véritable Barbe-Bleue (``Maybe a tech a blue,'' concède Johnny, mais ``his beard was black as sin,'' p. 256), il avait ainsi usé six femmes, dont les tombes, disposées en rond comme les rayons d'une roue autour de la gloriette, se trouvent enfouies sous les mauvaises herbes du jardin: trois d'entre elles seulement légitimes, et cinq mortes en couches, le prétexte invoqué par les conventions de l'époque pour des morts rapides et peut-être suspectes, car, pour employer le savoureux jargon de Johnny, ``looks lak, whether from fenced ground or off the commons, hit didn't agree with um none too well'' (p. 257).

Le duel pressenti par Henry dès son arrivée prend désormais sa pleine signification d'une lutte à mort pour la possession d'Ellen. Celle-ci, semble-t-il, est tombée sous l'influence du Major qui l'hypnotise et lui fait d'insidieuses promesses, auxquelles il lui est de plus en plus difficile de résister. L'arrivée fortuite de Moss, leur neveu, en permission du front du Pacifique, renforce pour un moment la position de Henry et la vigilance dont il entoure sa femme (``We must watch, you and I, every hour of the day and night'' -- ``I will watch at night,'' I heard. -- ``And I by day,'' p. 233); mais Ellen est décidément contaminée, ses propos deviennent étranges (``Happiness ! Oh, I don't know that that matters now... there are other things,'' p. 224--25), pleins d'une mélancolie résignée, d'une ambiguïté de mauvais aloi que Henry attribue à la compagnie qu'elle fréquente et qu'un critique américain Charles C. Clark 11 rapproche du marivaudage osé des pièces élisabéthaines. Son activité devient fébrile (``I've got to finish up. I have so little time,'' p. 140), sa santé se détériore, et la mort de Moss attiré par le Major dans le gouffre béant au centre de la propriété (``the door to mystery,'' p. 278), la laisse de plus en plus exposée aux agissements de ce dernier. Elle en vient à défier la virilité de son mari, mais le soir de la disparition tragique du neveu, elle lui annonce deux nouvelles aussi choquantes l'une que l'autre, quoique dans un registre opposé: la mort de Moss survenue au front trois mois auparavant et la venue d'un héritier pour le printemps suivant, alors qu'ils avaient renoncé depuis longtemps à l'espoir d'avoir un jour des enfants.

A partir de ce moment-là, les événements se précipitent et le récit va vers le dénouement attendu. Invisible, mais tapi dans l'ombre, le Major attend son heure, déjoué une première fois alors qu'il tentait de mettre le feu à la grange où séchait la récolte de tabac de l'année, mais vainqueur final dans un décor auquel la brume givrée et la blancheur immaculée d'une journée de janvier confèrent l'irréalité glacée d'un conte d'épouvante sinon de fées. Rajeuni par la mort de Moss dont il s'est en quelque sorte approprié la substance, vêtu de ses habits de noces, le regard brûlant de désir, il tend les bras à une Ellen apeurée mais fascinée pour disparaître avec elle à travers les poutres pourries de la gloriette du jardin et parfaire ainsi son oeuvre de Barbe-Bleue, tandis que Henry reste seul et défait devant la vanité de ses tentatives de régénération.9

Dans ce résumé des apparitions du Major dans le décor familier mais inquiétant ( heimlich/unheimlich) d'un couple, il reste à faire voir les circonstances spéciales et les manifestations secondaires de chacune d'entre elles. Se conformant elles aussi aux topoï du récit fantastique, elles se produisent de préférence la nuit ou au crépuscule, dans le clair-obscur favorable au doute qui régit l'ensemble des manifestations de l'au-delà. Le Major apparaîtra ainsi huit fois au cours du roman et seulement deux fois en plein jour et en pleine lumière.

La première fois, Henry le voit de loin, de l'autre côté d'une grande pelouse, sur la galerie qui entoure le premier étage de la maison. Le temps: ``about dusk,'' quand ``objects are clear enough but the detail is blurred'' (p. 192), ce qui n'empêche pas que Henry le dit discerner ``so clearly as to make friends of a lifetime seem shadowy strangers passed in the street'' (p. 194). Nous reviendrons plus loin sur les assurances données par le discours de Henry, nous contentant pour l'instant de planter le décor avec ses effets de lumière.

La deuxième apparition du Major survient deux chapitres plus loin (chapitre 7), ``one evening about milking time'' (p. 201); Henry lève les yeux vers la fenêtre de son petit bureau du premier étage et voit le visage du Major collé contre la vitre du carreau supérieur. ``Although the evening was rapidly falling, I saw as brightly as in a vision'' (on notera l'ironie de cette déclaration) (p. 203).

Dans la troisième apparition (chapitre 11), Henry trouve le Major devant la porte de la chambre à coucher où repose Ellen. ``It was well after midnight,'' dit Henry; ``my eyes were blurred from too much use of the tight sleep of the overtired, but they were clear enough to see through the open door the loathsome figure of my guest'' (p. 220). Il ajoute encore: ``But let it not be understood that the figure was in any way vague. The frightful presence could have been no clearer had it been day at its brightest hour'' (p. 221).

La quatrième apparition, contrairement aux autres, a lieu en plein jour dans le jardin d'agrément de la propriété. Henry raconte à Moss qu'il a contemplé le Major de ses propres yeux ``like an evil smoke but also a solid, hovering above the springhouse'' (p. 231), mais n'ayant plus l'alibi de la nuit pour donner au Major une stature d'homme ou du moins de silhouette, Henry est obligé de recourir à des formes plus vagues, ``smoke,'' ``like mist drying,'' tandis que l'auteur, lui, recourt au subterfuge d'une narration indirecte à un tiers, plus vague qu'une description directe des faits.

La cinquième apparition (chapitre 20--21) retrouve la voile protecteur de la nuit. Henry trouve le Major devant la chambre d'Ellen, puis sur la galerie, essayant d'attirer Moss vers la balustrade pourrie. ``The night was dark and cloudy... The murky light of the moon streaked the edge of a cloud'' (p. 259). La lune, un moment dégagée des nuages, révèle ``in all his evil... Major Brent, his head thrown back into the light'' (p. 262). Il disparaît, mais Henry le verra le matin suivant ( sixième apparition, chapitre 23) dans la forêt au-dessus du gouffre vers lequel il vient d'attirer Moss. ``[R]aising my head, I looked directly across into the face of Major Brent'' (p. 278). Bien qu'ils soient ``masked by cedar bushes, his eyes hung before me like rotten berries. Triumph of a sort he showed...'' (p. 278).

Pour sa septième apparition, le Major choisit l'obscurité d'une grange enfumée où sèche du tabac. ``My eyes were stinging,'' déclare Henry, ``but they dried up at what they saw: the figure of a man stooping, bent over the fire. It was my enemy, Major Brent...'' (p. 305, chapitre 27).

L'apothéose de sa huitième et dernière apparition a pour décor le jardin envahi par la neige et la brume: ``everywhere the trodden snow and everywhere the motionless depth of the fog and the cold dull white cloud of it'' (p. 235 au dernier chapitre). Henry, cependant, déclare qu'il n'a plus besoin de voir pour savoir que le Major est là: ``There was no need to look, but in my instantaneous glance I saw that he was dressed like a bridegroom. I saw his face, the hateful features I had come to know as well as my own, triumph and desire shining out of the hollow eyes'' (p. 236).

Il faudrait noter également que dans A Name For Evil, comme dans la plupart des histoires de revenants, la vision du narrateur est assistée, corroborée par les autres sens, au cas où elle pourrait être soupçonnée d'être déficiente: odorat (effluve malodorant), ouïe (une étrange et sinistre qualité de silence), toucher (une onde à hauteur des chevilles), le tout accompagné d'une chaleur qui glace, d'un froid qui brûle, et transcendé par un sixième sens, celui qui avertit d'un danger ou d'une présence. Ainsi, pour ne donner qu'un seul exemple, lors de la troisième apparition du Major devant la chambre d'Ellen, Henry, averti par ce sixième sens, sait ``as clearly as if I had heard the words spoken that something awaited me outside'' (p. 259). Ses sens sont comme aiguisés; il s'émerveille de la miraculeuse qualité de sa perception. Puis ``like a young hound I struck the scent'':

``I can think of no better term. Some presence, hovering near, had passed. The trail it left was still sweet. That is the hunter's phrase and I was become a hunter. How shall I describe it ? For one thing, it showed a definite direction but moved on a wavering line, such as air waves do... There was of course no physical trail. There was nothing but the smell of moist air, and yet my nostrils flared, although I scarcely breathed, as they would have done at a scent blown past in a high gale... It swirled about my anlkes in the slow heavy way of mist clinging to low places. Once I looked down, but saw nothing. I felt I could touch but could not touch it; could see but did not see it; could smell but did not smell it. I followed... The darkness did not confuse. Nothing confused, nothing obstructed me. My earth-bound senses had all perished in the miraculous transformation they had undergone.''

Et Henry conclut: `` I had now one sense, the sense of myself'' (p. 260; c'est moi qui souligne).

Dans ce qui vient d'être décrit des apparitions du Major, à travers les quelques extraits cités, on se sera aperçu que plus importante que ces apparitions elles-mêmes était la façon dont Henry les percevait, les matérialisait, c'est-à-dire les rendait réelles pour son narrataire et le lecteur. La réalité dans un roman n'étant malgré tout qu'oeuvre de langage, le fantôme n'existe qu'au travers du mot qui le nomme et donc le crée. Si la perception du Major se réduit en fin de compte à une affaire de vocabulaire et de syntaxe, il nous reste donc à étudier les ``effets d'écriture'' qul le concrétisent.

3. L'hésitation du lecteur devant les deux explications possibles des apparitions du Major (manifestations de l'au-delà ou démence de Henry) s'enclenche dès le départ, puis est soutenue tout au long du récit.

Au moment où s'ouvre le roman, Henry connaît déjà la totalité de l'aventure qu'il vient de vivre; il en possède les tenants et les aboutissants, et s'il fait semblant d'hésiter sur la nature des phénomènes qu'il va révéler, ce n'est évidemment qu'un prétexte rhétorique de la part de l'auteur pour éveiller l'attention et la perplexité du lecteur et semer les premiers doutes sur la personnalité de son héros (comme nous le verrons plus loin en section 4).

L'hésitation de Henry au premier chapitre n'est donc qu'une feinte pour amener le narrataire ou le lecteur à admettre l'existence de ces êtres surnaturels qu'il va mettre en jeu, et une tentative de sa part pour le rassurer sur sa bonne foi et son équilibre mental. Sa stratégie consistera à ne pas avancer ce qu'il avance, à faire marche arrière avant même de s'engager dans le récit, à montrer ainsi au lecteur l'effort de crédulité proprement ``fantastique'' qu'il a dû faire lui-même pour accepter la version des événements qu'il va raconter. Ainsi, Henry, dans une grande échappée de questions et de réponses purement rhétoriques, proclame d'abord l'impossibilité des manifestations de l'au-delà, enchaîne là-dessus en faisant une distinction entre elles (il y a le Major et les fantômes banals de la ``common garden variety,'' en d'autres termes, des balivernes, car ``I do not speak of ghosts and other apparitions, I speak of Major Brent,'' p. 206), pour déclarer ensuite qu'on accepte bien des phénomènes ``which once the wisest opinion would have denied'' et faire allusion avec une fausse modestie à l'héroïsme de son destin de prophète-initié-martyr incompris: ``Why was it given to me, to me alone, to understand it like a prophet and to suffer it like a martyr !'' (p. 169); viennent enfin ses regrets tardifs devant son aveuglement d'homme rationnel et l'annonce (titillante) de ce qu'il lui est arrivé: ``How much would I have spared us all, had I faced logically the entire meaning of the ruin we were about to enter and make our own !'' (p. 168).

Ce discours raisonneur qui se veut lucide accompagne le lecteur jusque dans les présomptions les plus folles du narrateur (``I experienced the irreducible essence of self, the mystery understood by all at death, that ecstasy of spirit... the absolute purity of selfhood,'' p. 259), à travers les métamorphoses successives de ce dernier (``miraculous metamorphosis'') qui lui semblent autant d'épiphanies. C'est encore le discours qui, à chaque apparition du Major, affirme la clarté de la vision malgré le clair-obscur du crépuscule ou de l'aube, l'engourdissement du sommeil, l'occultation du brouillard et de la fumée, comme le mettent en évidence les exemples cités plus haut (section 2), affirmation forcée, semble-t-il, proférée dans le but de compenser, de pallier l'imprécision fondamentale de ce genre d'apparition, de combler un vide.

Ainsi le Major reste-t-il malgré tout ``a figure of a man,'' `` a loathsome figure,'' ``a shadowy figure,'' ou même ``a density of air,'' ``an amorphous blotch of shadow,'' bien que Henry prétende voir clairement son visage et y lire la faim inassouvie de son désir de destruction. Le Major reste l'indescriptible, l'indicible, celui qu'on ne sait pas, qu'on n'ose pas conjurer trop directement (encore qu'il y ait une exception à cette règle au début du roman pour les besoins de l'identification), mais qu'on nomme ``à côté,'' à l'aide de comparaisons et de métaphores. Major Brent est `` like an evil smoke,'' `` like mist drying,'' `` like a solid thing,'' mais également `` Fate,'' ``the shape of terror,'' ``the terror of the deep,'' ou encore ``the name for evil,'' créé, comme dans le Genèse, parce que nommé et donc matérialisé par le Verbe qui est le discours de Henry dans des métaphores qui font partie des tentatives du récit pour donner quelque apparence à l'irréel.

L'apparition du Major se manifeste par une atmosphère raréfiée, une sensation de vide (``vacuum''), dans lequel coulent un silence inusité et sinistre (``frightful quiet, silence, stillness''), un calme suspect qui est celui du ``creux de la vague'' ou du ``centre du cyclône'' (``the quiet of the wave's trough or that moment of breathlessness when a high wind shuts off suddenly to gather itself for greater fury,'' p. 193--194): métaphores cataclysmiques, empruntées aux bouleversements de la nature (``the tremors of the earth,'' ``quake''), qui consituent les ``effets d'écriture'' du récit fantastique, auxquels il faudrait ajouter ceux que Bellemin-Noël appelle les ``effets du fantastique proprement dit,'' c'est-à-dire la récurrence dans le texte de l'adjectif ``fantastique'' et des autres termes du même registre. Ceux-ci ne manquent pas, en effet: ``And indeed my fears now seemed altogether fantastic'' (p. 176), `` fateful,'' `` frightful,'' `` sinister,'' `` strange,'' et `` strangeness,'' `` queer,'' `` uncanny,'' `` ominous,'' `` ambiguous,'' `` devilish,'' `` satanic,'' sans oublier les variations sur `` ghost,'' `` ghostly,'' `` ghastly,'' la gradation des effets physiques et physiologiques du champ sémantique de `` dusk/gloom'' et les différents degrés de l'horreur et de la fascination, le summum étant son `` exquisite awareness.'' Edmund Wilson, dans le compte-rendu du roman pour The New Yorker, déplore que Lytle se repose un peu trop sur ces effets spéciaux d'écriture, mais il n'est qu'à relire The Turn of the Screw pour découvrir que James y met la même complaisance,13 tout comme Edgar Poe ou E.T.A. Hoffmann et leurs alter ego fictifs, fascinés par l'étrange aventure qu'ils racontent. La plupart des récits fantastiques se renvoient les uns aux autres, et les points de ressemblance qui existent entre A Name For Evil et The Turn of the Screw, ou entre A Name For Evil et d'autres romans ne font qu'authentifier le récit et garantir son appartenance au genre (``Major Brent -- a ghost story !'', p. 314) par le jeu de l'intertextualité du discours fantastique.14

4. Parmi les ``procédés d'écriture'' mentionnés plus haut, je citerai enfin le ``contre-message''15 que l'auteur nous donne à entendre à travers le double sens constant du discours de Henry. L'équivoque ainsi maintenue tout au long du récit marque l'intrusion de l'écrivain qui de son côté vient alimenter les incertitudes du lecteur rationnel. C'est de sa part un bruitage délibéré pour brouiller la communication du narrateur, comme s'il se mettait dans le trou du souffleur et adressait des clins d'oeil de connivence au lecteur/spectateur par-dessus la tête de ses acteurs.

Ce contre-message qui doit déclencher l'hésitation du lecteur lui est soufflé dès les premiers paragraphes du livre, relayé ensuite de chapitre en chapitre jusqu'au dénouement par une série de remarques et de notations qui constituent les éléments du code herméneutique et qui à travers l'ironie des connotations du discours de Henry font entendre la Voix de la Vérité. Il introduit le doute dans l'écriture même du roman et l'élève au-dessus de la légitime alternance de crédulité et d'incrédulité qui est la prérogative de tout lecteur en face de n'importe quelle oeuvre de fiction pour lui conférer valeur de critère absolu et permettre d'énoncer les axiomes suivants: (1) le Doute est le fondement de l'écriture fantastique; et (2) hors du Doute, pas de fantastique, nulla salus.

Ainsi, quand Henry, au chapitre I, nous fait subir ses hésitations, ses scrupules, sa condescendance d'initié, il fait également, et tout à fait fortuitement, cette constatation qui ouvre au lecteur d'autres horizons: `` Man's brain, whirling in the vacuum it creates, precipitates from nothing the once hidden secrets of the universe'' (p. 168). Cette phrase, révélatrice dans ses moindres termes, constitue en un ramassé saisissant l'autre aspect de l'expérience du narrateur, ses fantômes en un tour de main transformés en fantasmes, créatures tirées du néant, élucubrations d'un cerveau malade enfermé dans la spirale solipsiste d'une introspection morbide, à la fois fasciné et déprimé, comme nous l'apprenons quelques lignes plus loin, par le spectacle du désordre et de la mort (``Disorder and ruin fascinate yet depress me,'' p. 169). Voilà donc bien l'alternative dans laquelle nous enferme le récit fantastique, l'hésitation qu'il crée en nous devant une explication rationnelle et surnaturelle des choses, et qu'actualisent dans le texte les nombreuses métaphores de la porte ou du seuil entre deux mondes, du voile (brouillard, brume, fumée, crépuscule) tendu entre l'illusion et la réalité, que Henry déclare avoir suspendu lui-même en ``faux romantique'' qu'il est (``with will and deliberation... the false romantic ignores the true nature of reality... He hangs the veil of illusion between himself and the world,'' p. 182), de tout ce clair-obscur qui est la ligne mitoyenne où se meut le fantastique.

Éveillé au doute et muni du code ironique fourni par l'auteur, le lecteur va alors cheminer dans le roman en jouissant des effets insoupçonnés du discours de Henry, quand il se déclare un ``homme de vision,'' qu'il s'étonne d'avoir pris Moss pour un vivant, alors qu'il n'était qu'un fantôme et qu'il le décrit en toute bonne foi comme une ``victime de la guerre,'' ``one of those forbidden maturity... cast out like spoiled meat'' (p. 244), ce qu'il est en réalité, puisqu'il est mort depuis trois mois quand la nouvelle de son décès parvient aux Brent. Il faut dire à la décharge de Henry que le lecteur n'avait pas été plus perspicace à son égard et que rien dans le texte ne semblait mettre en doute son existence. Ainsi son arrivée avait été annoncée par lettre recommandée, lue et commentée par Ellen et Henry (fin du chapitre 10); il ne s'entend pas avec son père et il a préféré se reposer des fatigues de la guerre chez son oncle; il est un peu étrange, désabusé, certes, mais il parle, ou du moins il répond aux questions de Henry et lui raconte en détail l'horrible expérience qu'il vient de vivre dans une île du Pacifique, enfoui dans un trou d'obus rempli d'eau, la mort passant au-dessus de lui chaque fois qu'il relevait la tête pour respirer. Lui non plus ne voit pas le Major, ce qui le mettrait du côté des personnes sensées. Ce n'est qu'à la deuxième lecture que le dialogue entre oncle et neveu se révèle être un monologue intérieur du premier. Par exemple, Moss rarement dit ou répond quelque chose (il y a très peu de ``he said'' ou de ``he replied'' dans leur conversation), mais Henry perçoit ce qu'il dit (``I heard softly'' -- ``I felt I heard''). Ailleurs Henry commente: ``The boy's reception to my tale was so keen and ready that it gave me the illusion of talking to myself'' (p. 231).

``Talking to myself,'' certes, et sans doute aussi ``seeing myself,'' c'est ce que laissent entendre les affirmations de Henry chaque fois qu'il voit le Major. N'a-t-il pas prévenu le lecteur avant même la première apparition que ``the more I submerged my personality (dans l'oeuvre de restauration d'un domaine qui avait appartenu au Major) and the greener his kept'' (p. 191) ? Ce n'est d'ailleurs pas Henry que le Major semble chercher (et pour cause): ``I was ignored as if I did not exist or as if I were too deep in his purpose as to be his other self'' (p. 203). Henry le dit ``as helpless as my shadow'' (p. 210); lui-même se sent devenir ``ageless.'' Le ``désir infâme'' qu'il lit sur le visage du Major aux deux occasions où il le trouve devant la chambre d'Ellen est bien celui qu'il ressent lui-même, puisqu'à chaque fois il se précipite dans la chambre pour faire valoir ses droits conjugaux. Quand enfin Ellen, tel un animal terrifié, le voit surgir du brouillard givrant qui enveloppe le jardin, le lecteur sait que le regard longuement décrit par Henry à chacune des apparitions du Major (``lustrous,'' ``restless,'' ``searching,'' ``boring,'' ``triumph and desire shining out of the hollow eyes'') est (devenu) celui de Henry bondissant vers sa proie.

Le lecteur sait... mais il a perdu son innocence et la lecture est devenue métalecture. En tuant les fantômes et en faisant perdre au lecteur sa naïveté, la deuxième lecture néanmoins lui a révélé le plaisir du texte en le faisant naître à cette tension créatrice qui est l'apanage des oeuvres de la fiction fantastique. Croire ou ne pas croire, pour en définitive savourer, et savourer jusque dans l'horrible, tel est en effet du lecteur le dilemme exquis.

***

Une première ébauche du présent article avait paru en 1974 dans RANAM, peu de temps après que j'eus commencé mes recherches en vue d'une thèse consacrée à Andrew Lytle sous la direction de Simone Vauthier. L'interprétation allégorique ou mythique du roman esquissée ici en introduction n'est plus celle de 1974; de même l'étude du fantastique a été approfondie.

Cet article révisé et - j'espère bonifié - revient de plein droit à Simone. Qu'elle y trouve une fois de plus un gage de mon amitié et un témoignage tout à fait inadéquat de mon admiration pour sa personne et son oeuvre.

NOTES

1. Introduction à la Littérature Fantastique, Paris, Le Seuil, 1970.

2. New York & Indianapolis, The Bobbs-Merrill Co., 1947; également dans A Novel, a Novella, and Four Stories, New York, McDowell, Obolensky, 1958 dont il constitue ``A Novel." Édition pirate chez Avon, New York, Avon Books, 1969. Les citations qui apparaissent dans le texte de cet article renvoient à l'édition de 1958.

3. Andrew Lytle est né dans le Tennessee en 1902; il a fait partie des ``12 Sudistes," qui en 1930 ont publié un manifeste commun, ``I'll Take my Stand. The South and the Agrarian Tradition, qui leur a valu le nom d'Agrariens; parmi eux, les poètes ou écrivains Robert Penn Warren, Allen Tate, Donald Davidson, John Crowe Ransom, qui s'étaient rencontrés à l'Université Vanderbilt de Nashville.

4. Barthes écrit dans S/Z, Paris, Le Seuil, 1970: ``Ce `moi'" qui s'approche du texte est déjà en lui-même une pluralité d'autres textes, de codes infinis, ou plus exactement, perdus (dont l'origine se perd," Édition de poche Points, 70, p. 16.

5. Sans oublier les références à la littérature, au genre fantastique lui-même (``Major Brent -- a ghost story !") qui fondent le code proprement intertextuel du récit fantastique.

6. The New Yorker, Sept. 20, 1947, p. 90.

7. Par exemple, Jack de Bellis, ``A Name For Evil, A Transformation of The Turn of the Screen," Critique, 8 (Spring 1966); p. 26--40.

8. ``Notes sur le Fantastique", Littérature 8, (déc. 1972); p. 15--16. Du même auteur: ``Des formes fantastiques aux thèmes fantastiques", Littérature 2, (mai 1971).

9. Figures III, Paris, Le Seuil, 1972; p. 261--263; témoignage de surcroît fortement empreint de connativité et de coloration idéologique (les lamentations de Henry sur l'état de la démocratie américaine, ses leçons de morale, d'histoire...).

10. Henry Brent lui-même croit être la porte que doit franchir le Major pour parvenir à l'objet de son désir (p. 200); à un certain point de son récit, il pense avoir atteint le seuil de son Soi (p. 259).

11. Charles C. Clark, ``A Name For Evil: A Search for Order," The Mississippi Quarterly, 23 (Fall 1970), p. 377; reproduit dans The Form Discovered. Essays on the Achievement of Andrew Lytle, M.E. Bradford, ed., Jackson, the University and College Press of Mississippi, 1973, p. 30. Le passage auquel se réfère Clark est p. 251--252 (``a verbal exchange about jugglers").

12. Comparer ici la fin du roman avec la fin de The Turn of the Screw. A Name For Evil : ``with a cry of hope I knelt, I gathered her into my arms. Oh ! with what a passion I held her [...] Already I knew what it was I held in my arms, and I knew that Major Brent had triumphed and I was alone." The Turn of the Screw: ``I caught him, yes, I held him: it may be imagined with what a passion, but at the end of a minute I began to feel what it truly was that I held. We were alone in the quiet day, and his little heart, dispossessed, had stopped.

13. La gouvernante décrit Peter Quint comme ``a horror," et Miss Jessel comme ``a horror of horrors."

14. Notons que Henry Brent pourrait être lui-même un auteur de contes fantastiques, puisqu'il est écrivain. Sa modeste réussite, dit-il, avait consisté jusque-là à ``rendre les illusions de la vie plus réelles que la vie elle-même" et le voilà pris à son propre jeu, victime du degré de perfection de son art. ``What desperate irony for me, perfecting the cry of wolf, wolf, now to be undone by perfection (p. 314).

15. Modelé sur la ``contre-communication" de Barthes dans S/Z, op. cit., p. 15.

Institut d'Etudes anglaises et nord-américaines,
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