``Beati Immaculati'' : à propos de l'épigraphe The Good Soldier de Ford Madox Ford

Anne Foata

La critique s'est montrée unanime à saluer la virtuosité technique de The Good Soldier (1915), qu'elle tient pour le chef-d'oeuvre de Ford Madox Ford. Roman ``impressionniste'' selon le canon élaboré par l'auteur lors de sa collaboration avec Joseph Conrad, The Good Soldier est un récit intimiste qui prétend réfléchir la réalité à travers le jeu de miroir des impressions désordonnées et changeantes d'un narrateur longtemps berné. C'est dire que le roman repose tout entier sur la personnalité de ce narrateur, sur la vérité de ses impressions et l'acuité de ses perceptions.

C'est sur ce dernier point que l'unanimité se brise et que les critiques se divisent en deux clans opposés, à tel point que l'un d'eux a pu parler d'une véritable ``mitose'' de l'interprétation (Thornton 237). A l'origine de cette bifurcation du sens, un article de Mark Schorer que l'éditeur américain Knopf a ajouté en préface à sa réédition du roman en 1951 et qui, de ce fait, a bénéficié d'une large diffusion.

Schorer met en doute la ``fiabilité'' du narrateur; il le juge ``unreliable'' ou du moins peu digne de confiance quand, chaste et asexué tel qu'il se proclame lui-même et tout à fait incapable d'émotion (apparemment), il se targue de relater le chassé-croisé de passions feutrées qui constitue la trame du roman.

Forte de cette première division, une nouvelle mitose n'a d'ailleurs pas tardé à se produire au sein de la première quand la ``fiabilité'' du narrateur s'est trouvée contestée sur le plan non plus perceptuel mais moral, et que d'aucuns se sont mis à douter de sa franchise. Ne farderait-il pas la vérité pour ne pas devoir révéler sa part de responsabilité dans le drame qu'il évoque ? De benêt, le narrateur était devenu criminel, ou du moins complice (Reichert).

La vérité est ce qui clôt, déclare en substance Roland Barthes au terme du parcours herméneutique auquel il a soumis la nouvelle de Balzac, Sarrasine, dans S/Z; or c'est cette vérité, son existence, la possibilité de l'atteindre jamais que nie le narrateur-protagoniste de The Good Soldier auquel sera dorénavant donné son nom: John Dowell. Pour lui n'existe que la vérité des impressions du moment; celles-ci sont susceptibles de changement, de modulation, de renversements spectaculaires. Le roman de ce fait ne se clôt jamais; il reste ouvert sur des interprétations toujours nouvelles, il titille l'imagination. Sous son apparence d'histoire vraie racontée au coin du feu d'un cottage anglais battu par les vents par un narrateur fatigué et désabusé à une ``âme compatissante'' qui veuille bien l'écouter, il est de ces textes qui interpellent, contraignent le lecteur fasciné à des relectures répétées sans jamais lui livrer de réponse définitive. Le poète et critique américain Allen Tate avoue l'avoir lu ``quelque trente-cinq fois'' (Stang 14) ; Graham Greene, dans sa préface à l'édition anglaise Bodley Head (1962) professe ne plus se souvenir du nombre de fois; l'auteur de cet article n'a pas non plus tenu de comptabilité. En l'état présent (et provisoire) de son appréhension du roman, ce sont par conséquent ses réflexions qu'il livre au lecteur, réflexions qui elles non plus ne sauraient conclure et expliquer la selva oscura du coeur humain.1

En plus du titre, The Good Soldier (qui, rappelons-le, aurait été ``The Saddest Story'' si le choix de Ford avait prévalu), le roman porte encore un sous-titre, ``A Tale of Passion,'' et une épigraphe latine, ``Beati Immaculati,'' dont le cumul sur la page de garde ne devrait pas laisser indifférent. A Call, un roman de 1910, avait déjà été sous-titré ``The Tale of Two Passions'' : la passion, les passions, les démêlés conjugaux, les coups de coeur, on le sait, ont été la grande aventure de la vie de Ford. Reste l'épigraphe, souvent ignorée des critiques ;2 sa présence pourtant signifie, en elle-même et en association avec les titre et sous-titre. Inscription liminaire dont l'objet est d'indiquer l'esprit du livre, Ford l'a peut-être voulue exergue, explication, exemplum, à la fois support et/ou contrepoint ironique de ses spéculations sur l'énigme existentielle posée par le comportement de ses ``quite good people'' (Penguin 12). Elle alimentera à son tour notre propre méditation sur le roman.

Beati immaculati

Une connaissance du latin n'est pas nécessaire pour comprendre qu'il s'agit des ``purs'' et qu'ils sont/seront (bien)heureux. Un reste de latin d'église peut orienter vers le Sermon sur la Montagne et l'Évangile de St Matthieu (5,1-12), où parmi les ``pauvres de coeur,'' les ``miséricordieux,'' les ``doux'' et d'autres encore, les ``purs'' sont assurés d'une béatitude éternelle. Ford, en anglican converti au catholicisme, connaissait certainement ce passage et le latin, comme le grec, n'avaient pas de secrets pour lui.

Un coup d'oeil à la Vulgate, cependant, s'il corrobore la bonne traduction de ``pauperes spiritu,'' ``misericordes'' ou ``mites,'' infirme du même coup la conjecture du latiniste amateur en faisant apparaître l'absence de ``immaculati.'' Les ``purs'' de la Béatitude de St Matthieu (5,8) sont en fait ``mundo corde'': ceux qui ont ``le coeur pur.'' Un détour par l'Évangile de St Luc établit définitivement que ``beati immaculati'' ne saurait être l'une des Béatitudes, encore que Matthieu (5,8) ne soit pas étranger aux spéculations du narrateur de The Good Soldier.

L'épigraphe du roman, en fait, restreint la définition et limite la portée des ``purs'' qui sont en fait les immaculati in via, ou, plus précisément, Beati immaculati in via / Qui ambulant in lege Domini, d'après le premier vers du Psaume 118 de la Vulgate (ou 119 dans la numérotation de la Bible hébraïque reprise par les traductions anglaise et française): ``Blessed are the undefiled in the way / Who walk in the law of the Lord,'' selon la version ``autorisée'' du Roi Jacques I, et dans la Traduction Oecuménique de la Bible (TOB): ``Heureux ceux dont la conduite est intègre / Et qui suivent la Loi du Seigneur.''

A l'idée d'une ``pureté'' intrinsèque se substitue, on le voit, tout un contexte social; sont immaculati ceux dont la conduite est intègre, ceux qui marchent dans la voie du Seigneur et suivent sa Loi. En fait, tout le Psaume 118 (119), un des psaumes dits d'``instruction,'' est une longue méditation sur la Loi, ses décrets, ses interdits et la récompense accordée par Dieu à ces hommes intègres et vertueux, ces ``honnêtes gens'' qui sont aussi ceux que nous appelons les Justes (``the just,'' ``the righteous'').

Cette appellation de ``justes'' suscite d'emblée un malaise ; elle évoque toute une histoire d'auto-satisfaction et de dérives sociales, de certificats de bonne conduite octroyés à soi-même ou par la société. Ces dérives ne sont pas étrangères à l'esprit du narrateur ; elles alimentent sa perplexité et fournissent la pierre d'achoppement à ses réflexions sur la personnalité et le comportement du ``bon soldat'' et de son épouse, le ``couple modèle'' Edward et Leonora Ashburnham. Les interrogations qu'elles suscitent rejaillissent sur le narrateur lui-même qui entre temps est devenu protagoniste de l'histoire qu'il raconte (d'où la ``mitose'' évoquée plus haut) pour s'arrêter finalement sur Ford, au terme d'une trajectoire qui ne fermera pas sa boucle, mais restera ouverte, telle une spirale, sur des spéculations toujours renouvelées.

Qui sont ces immaculati in via dont la conduite est intègre et qui suivent la Loi du Seigneur? Et d'abord quelle est cette Loi? Comment se transmet-elle aux hommes? Qui l'interprète? Sont-ce les représentants de Dieu sur terre, les Pères de l'Église, les institutions sociales, la Société? Ou bien parle-t-elle directement au coeur des hommes, à leur conscience? Sont ``pures'' alors celles d'entre les créatures de Dieu qui suivent la Loi en leur coeur, ou du moins qui essaient, et de haute lutte, pour rester fidèles à leur conscience?

Sont donc ``undefiled'' (et dans ce sens ``blameless'' serait une autre traduction) dans le premier cas ceux qui respectent les valeurs de la société occidentale fondée sur les grands préceptes judéo-chrétiens (dont l'indissolubilité du mariage) avec ses interdits, ses tabous, ses conventions souvent artificielles et hypocrites et leur interprétation figée ou au contraire changeante selon les époques et les moeurs? Pour ceux qui la respectent, ces ``enfants du monde'' que l'Évangile oppose aux ``enfants de lumière'' (Lc 16,8), la Loi ne serait en définitive qu'affaire de moeurs, ordre moral, loi civique? de celles qui font le ``bon soldat,'' l'excellent magistrat et le propriétaire foncier au-dessus de tout soupçon? Apparaissent aussitôt les dérives, les hypocrisies, les condamnations et les ostracismes à l'encontre de ceux qui - et c'est le deuxième cas - suivent ou essaient de suivre la Loi en leur coeur, ceux qui cherchent et qui ``tombent,'' ceux que la passion égare puis épure, les ``humains trop humains'' dont la Société n'a que faire? Et pourtant il est dit également dans la Bible que Dieu vomit les tièdes (Ap 3,16) ?

On aura remarqué les interrogations, les modalisations conditionnelles qui accompagnent l'exposé de ces diverses interprétations. Ce sont celles-là mêmes du discours du narrateur. Dowell ne se targue pas d'apporter une réponse à ses questions; il essaie simplement de sonder les ténèbres du coeur humain et de survivre.

Dans la perspective ainsi ouverte sur The Good Soldier par l'épigraphe, la chaste Leonora apparaîtrait d'emblée comme l'incarnation de la ``pure,'' de l'``intègre'' dans l'acception sociale des termes. Façonnée par son milieu (la petite noblesse terrienne anglo-irlandaise, ``a Powys''), son éducation (celle des jeunes filles du siècle dernier, dans un couvent), sa religion (le Catholicisme sectaire - dicit Dowell - et minoritaire des Anglo-Irlandais), Leonora est celle qui se conforme à la Loi du Seigneur à travers les décrets de Son Église et les préceptes de la bonne société de son temps.

L'Église prône la survie de l'espèce à l'intérieur de l'institution du mariage et de la famille, condamne l'adultère et le suicide. La ``bonne société,'' en exaltant la chasteté de l'épouse et stigmatisant la passion, fait d'elle une partenaire réservée pour ne pas dire frigide dans des relations conjugales imposées comme un devoir. Et pourtant, nous révèle Dowell, ``[y]ou are to understand that Leonora loved Edward with a passion that was yet like an agony of hatred. And she lived with him for years and years without addressing him one word of tenderness'' (126), prête à certains moments à céder à sa ``passion physique'' pour Edward, mais toujours se retenant, prise dans le carcan de son éducation et des convenances.

Épouse modèle, il lui manque malheureusement cette ``touche de magnétisme'' qui ferait flamber la passion conjugale, ``accélérer le pouls'' de son mari. Elle se tait, attend des jours meilleurs, et en parfait animal social qu'elle est, apprend à tolérer les incartades d'Edward, à se prêter à toutes les lâchetés, compromissions et hypocrisies qui vont à l'encontre de sa conscience, mais sur lesquelles l'Église, la société ferment les yeux dans l'intérêt de leur survie.

Quand, à bout de nerfs et de frustrations, elle fera fi de son éducation, de ses préjugés et des préceptes socio-moraux qui la maintenaient dans un corset de fer et sera ``elle-même,'' femelle jalouse et vengeresse, elle deviendra un élément dangereux pour la société, car destructeur. Elle corrompra l'innocence de la ``jeune fille'' du roman (``the girl,'' Nancy Rufford), et provoquera le suicide d'Edward et la folie de Nancy.

La société la récupère néanmoins; son mariage avec Edward Ashburnham a été un échec? Soit. Elle épousera en secondes noces son voisin Rodney Bayham qui a tout l'air d'un lapin (nous dit Dowell) et cette fois-ci elle aura un mariage ``normal'' et un enfant.

[H]appy ending,'' (commente Dowell), ``with wedding bells and all... The heroine -- the perfectly normal, virtuous and slightly deceitful heroine- has become the happy wife of a perfectly normal, virtuous and slightly deceitful husband. She will shortly become the mother of a perfectly normal, virtuous, slightly deceitful son or daughter. (225-26)

La société doit survivre,

society must go on... and society can only exist if the normal, if the virtuous, and the slightly deceitful flourish, and if the passionate, the headstrong, and the too-truthful are condemned to suicide and to madness... Yes, society must go on; it must breed, like rabbits. That is what we are here for. (227)

Ce constat ``réaliste'' de la part du narrateur pourrait en un premier temps servir de coda au roman que Ford voit volontiers comme une composition musicale avec ses différentes voix qui se succèdent, s'entrecroisent et se superposent, à l'instar de la sonate ou de la fugue.3 Il nous laisserait alors sur l'image d'une société récupératrice et sûre de son bon droit, d'hommes et de femmes socialement irréprochables (bien que ``slightly deceitful'') et munis de la sanction divine.

Pour survivre, qui plus est, de façon ordonnée et non pas chaotique, et assurer à ses membres une descendance légitime, la société condamne la femme ``impudique'' et/ou adultère (``defiled'' dans les deux sens du terme: en soi et socialement). C'est elle qu'on lapidait dans les temps anciens de la Bible ou que le mari était en droit de répudier sans autre forme de procès; les quelques garanties et interdits ajoutés par les Évangiles, tel ce ``certificat de répudiation'' mentionné dans Mt 5,31 et l'interdiction faite à l'homme d'épouser une femme adultère sous peine de passer pour adultère lui-même (Mt 5,32; Mc 10,4; Lc 16,18) n'avaient pas dû changer grand-chose à sa situation.

La société victorienne, quant à elle, l'accepte pour sauver les apparences à condition que son mari la garde sous sa protection et couvre son inconduite, ``countenances it,'' selon le mot consacré (to countenance: to extend approval or tolerance). Le divorce, légalement institué, est socialement mal admis, voire ``vulgaire,'' à cause de l'étalage public des turpitudes conjugales auquel il donne lieu.

Florence Dowell, l'épouse du narrateur, est la femme adultère du roman. Parfaitement à l'aise dans la société des privilégiés de son temps, elle rêve pourtant d'égaler les héroïnes passionnées de l'histoire et du théâtre (français, précise Dowell), femmes d'exception que la société, malgré tout, préfère exalter dans ses drames et opéras plutôt que voir évoluer dans ses foyers. Ses ambitions n'en demeurent pas moins sociales: jouer à la grande dame, elle l'Américaine de la Nouvelle-Angleterre, parmi les membres de la gentry anglaise et devenir, grâce à Edward, la maîtresse de Branshaw Teleragh qui avait jadis appartenu à ses ancêtres.

Son adultère avec Edward sera couvert jusqu'au bout par l'aveuglement de son mari et la complicité de Leonora. Tant qu'elle jouera apparemment son rôle d'épouse aux yeux de la société, Florence, tout ``impudique'' qu'elle soit (``a cold sensualist,'' dira d'elle Dowell), bénéficiera de la sanction sociale, même si dans l'intimité du fumoir, son inconduite lui vaut les remarques salaces de la gent masculine. Elle sera néanmoins répudiée par Dowell, à titre posthume tout au moins, mais tout aussi brutalement que ses homologues de l'Ancien Testament; la façon dont celui-ci la bannit de sa mémoire, l'oblitère en quelque sorte, a le caractère irrévocable de la sentence biblique :

From that day (le jour de sa mort) to this (le moment où il relate les événements qui forment la substance de The Good Soldier) I have never given her another thought... She just went completely out of existence like yesterday's paper. (113)

Florence se suicide par dépit social: en perdant Edward, elle perd également tout espoir de posséder Branshaw Teleragh; de plus, sa liaison de jeunesse est révélée au grand jour et, faute de goût impardonnable, l'amant de coeur n'était même pas un gentleman. Maculata, c'est-à-dire, à la fois ``souillée'' et ``déshonorée'' (les deux sens de ``defiled''), elle ne sera pas non plus beata. Le châtiment divin en fin de compte la rattrape, malgré l'éphémère sanction que la société lui a accordée.

Le cas d'Edward Ashburnham est plus ambigu. Membre de la gentry terrienne du Hampshire et de l'Église établie, capitaine de hussards et excellent joueur de polo, Edward est sans conteste un élément respectable et respecté de la société anglaise de son temps. Dowell le présente en outre comme l'un des derniers représentants de l'idéal féodal, en seigneur conscient de ses droits (jusqu'à cette ``touche d'insolence'' qui caractérise sa classe), mais aussi soucieux de ses devoirs envers les fermiers de son domaine, les hommes de sa troupe et de façon générale, envers tous les nécessiteux qui croisent son chemin.

Victime tout comme Leonora d'une éducation puritaine, marié par ses parents à l'une des sept filles d'un camarade de régiment, Dowell nous dit que ``at the time of his marriage and perhaps a couple of years after, he did not really know how children [were] produced.'' (136) Plus tard, davantage au courant des choses de la vie, une réserve excessive (que Dowell attribue aux Anglais) lui fait éviter tout sujet susceptible de ternir la ``virginité des pensées de sa femme'' (57) et pratiquement tout sujet de conversation avec autrui. Époux d'une femme forte - ou qui le devient pour le sauver de la ruine où l'entraînent ses folies - sa faiblesse est d'aimer les femmes faibles, les éplorées (``darkly and mysteriously mournful,'' 113) qui ont besoin d'être consolées.

L'Église condamne, certes, l'adultère, mais elle sait faire une distinction entre celui des femmes (i.e., la mère de Nancy Rufford qu'on préfère faire passer pour morte, auprès de sa fille) et des hommes, et trouver à ces derniers les circonstances atténuantes d'une nature animale plus difficile à ``racheter.'' ``Men are like that,'' déclare la mère supérieure du couvent de Leonora ; ``such excesses in men are natural.'' La société sait d'ailleurs leur trouver des exutoires: ``harpies'' internationales et croqueuses de diamants (l'épisode inénarrable des amours d'Edward et de la danseuse espagnole, maîtresse d'un grand duc russe), petites servantes qu'on embrasse dans un train et qu'on installe éventuellement dans un trois-pièces retiré (``le cas Kilsyte'' pour Edward, le ``separate establishment'' à Portsmouth de Rodney Bayham), épouses de maris consentants (Mrs Basil) ou aveugles (Maisie Maidan et Florence Dowell). Avec de la patience (``patience and patience and again patience'') et la grâce de Dieu, ``it will all come right in the end.'' L'ordre établi est respecté, la société survit ``pour la plus grande gloire de Dieu.'' (toutes citations dans le désordre, 169 et 170)

Dowell prend bien soin de présenter Edward comme un homme ``parfaitement normal'' et de souligner que le temps qu'il consacrait à ses diverses passions était somme toute bien réduit en regard des différentes activités de son rang. Et, en effet, Edward, avec sa conscience innée des devoirs de son état et sa générosité naturelle, s'avère sans conteste un fleuron de sa société, un homme intègre qui semble marcher sans effort in lege Domini.

Edward, pourtant, est aussi celui qui trébuche sur cette Voie du Seigneur et qui y marche avec le tempérament et le caractère que le Seigneur lui a donnés. La faiblesse de cet excellent soldat est une innocence qui confine à la naïveté, une sentimentalité qui touche à la bêtise (``that afflicted fool''; ``that poor imbecile of an Edward.'') En fait de libertinage, ses incartades successives ne sont qu'une recherche désespérée de la femme qui lui est vraiment destinée, l'âme soeur qui lui rendrait son unité, sa plénitude et par là le bonheur.

Dowell à ce propos s'engage dans un long discours sur la théorie platonicienne de l'amour-passion, l'Eros socratique qui est désir fou d'union avec l'autre soi-même et qui souvent ne s'accomplit que dans la mort. Il l'oppose d'une part aux ``associations matrimoniales''qui sont le compromis instauré par la société pour sa survie et, d'autre part, aux amours de passage (``love affairs'') qui sont autant de tentations pour l'homme d'``élargir son horizon'':

But the real fierceness of desire, the real heat of a passion withering up the soul of a man is the craving for identity with the woman that he loves. He desires to see with the same eyes, to touch with the same sense of touch, to hear with the same ears, to lose his identity, to be enveloped, to be supported. For, whatever may be said of the relation of the sexes, there is no man who loves a woman that does not desire to come to her for the renewal of his courage, for the cutting asunder of his difficulties. And that will be the mainspring of his desire for her. We are all so afraid... so alone...
So for a time, if such a passion comes to fruition, the man will get what he wants. He will get the moral support, the encouragement, the relief from the sense of loneliness, the assurance of his worth. But these things pass away; inevitably they pass away as the shadows pass across sundials...
And yet I do believe that for every man there comes at last a woman, or no, that is the wrong way to formulate it. For every man there comes at last a time of life when the woman who then sets her seal upon his imagination has set her seal for good. He will travel over no more horizons... He will have gone out of the business. (109)

Théorie donc de l'Eros socratique (qui sonne comme une profession de foi) que Dowell s'empresse d'illustrer ``quite literally'' par le cas d'Edward et de ses conquêtes jusqu'à son ultime passion pour Nancy Rufford:

That at any rate was quite literally the case with Edward and the poor girl. It was quite literally the case. It was quite literally the case that his passions - for the mistress of the Grand Duke, for Mrs Basil, for little Mrs Maidan, for Florence, for whom you will - these passions were merely preliminary canters compared to his final race to death for her. (109-10)

Edward, en effet, souffre tous les tourments de l'enfer pour résister à sa passion pour Nancy ; il finit par se donner la mort et encourir la damnation éternelle plutôt que de s'engager dans une union avec elle - union que la société finirait par accepter (Leonora est prête à lui accorder le divorce) mais que sa conscience réprouve, car Nancy est la pupille de sa femme, sa fille en quelque sorte et Edward, par conséquent, la considère comme la sienne.

Cette innocence d'Edward, sa sentimentalité de midinette (il aime lire les romans où les secrétaires épousent des marquis) est l'hamartia qui fait de lui, aux yeux de Dowell, un personnage tragique mené par une passion qui lui sert de destin et condamné à une fin inéluctable. Dowell nous le montre déchiré par les deux Ménades qui le poursuivent (Leonora et Nancy sont d'excellentes cavalières; elles chassent à courre); il l'imagine dans l'au-delà, errant parmi les Ombres tragiques du Tartare (226). Et pourtant, à d'autres moments et par des images d'un ordre différent, il laisse entendre que cette faiblesse dérisoire bien que tragique qu'est la sentimentalité un peu stupide d'Edward est également l'instrument de sa rédemption: Edward est celui qui a gardé le coeur pur au milieu des vicissitudes de la vie et de ce fait ``il verra Dieu,'' conformément à la promesse contenue dans la sixième Béatitude.

Edward Ashburnham pourrait donc illustrer l'une et l'autre des interprétations du Psaume 118 (119) et même déborder celles-ci pour rejoindre le contingent des ``purs'' en soi. Homme intègre parfaitement intégré dans la société, mais trop généreux, trop sentimental et en proie aux passions du coeur, il est également celui que la passion brûle et épure et que Dieu gardera dans sa ``vaste paume'' qui est le Paradis des Justes, selon une vision de Dowell (69).

Ce serait là une lecture idéale de The Good Soldier qui associerait titre, sous-titre (A Tale of Passion) et épigraphe dans leur séquence étagée sur la page de garde : seront ``heureux,'' c'est-à-dire ``blessed,'' bénis et élus par Dieu, ceux qui ont ont gardé au coeur une innocence d'enfant (cf. les yeux bleus d'Edward, si bleus, si ``parfaitement stupides''), qui ont une bonté, une charité naturelles et qui rachètent leurs égarements dans le feu épurant de la passion qui est aussi la Passion du Christ (cf. les images d'Edward flagellé, écorché et crucifié en 214-15). En sa compagnie se trouveraient sans doute les deux autres ``enfants'' du roman, la ``petite'' Mrs Maidan qui ne demande rien et qui va mourir et Nancy Rufford, ``the girl,'' qui vit sa passion innocente jusque dans la perte de sa raison.

S'il y a un côté dérisoire chez Edward, s'il nous apparaît aussi et à certains moments comme un personnage de farce ou de comédie de boulevard, c'est que la tragédie de nos jours ne peut plus se prendre au sérieux comme autrefois. Elle mélange les genres, elle brouille les valeurs. Entre les certitudes absolues d'alors et les nôtres s'est fait entendre le rire iconoclaste de Rabelais et la tragédie est devenue roman. Dowell s'est fait la conscience de ces temps troublés qui ont vu finir ou s'affaiblir une civilisation.4 Sa confusion, son scepticisme, l'ironie dont il use à l'égard d'Edward, de lui-même et des deux autres membres de leur quatuor, sont ceux d'un enfant du siècle.

Peut-être conviendrait-il de clore ces considérations en rappelant l'aphorisme de Horace Walpole cité par Richard Cassell dans son livre sur Ford Madox Ford, à savoir que le monde est ``a comedy for those that think, a tragedy to those who feel'' (164) ?

Et justement si la vie des hommes intègres est si tragique, qu'en est-il de la promesse de bonheur contenue dans le premier terme de l'épigraphe ? Dowell y achoppe à plusieurs reprises et à travers ses réflexions nous livre ses doutes sur la justice divine. The Good Soldier en fin de compte nous invite à une méditation sur le bonheur, la béatitude des justes.

Ceux qui ambulant in lege Domini, Dieu leur promet-Il le bonheur sur cette terre ou la béatitude ineffable du Paradis? Et dans l'attente de la récompense céleste, pourquoi leur envoie-t-Il des épreuves qui font de leur vie un enfer? Qu'en est-il, d'autre part, d'un bonheur humain payé de mensonges et d'hypocrisies? Pour l'auteur du Psaume 118 (119), les bienfaits étaient terrestres manifestement; il reconnaît avoir trouvé la joie (118, 14), le bonheur (65), la paix (165); le Seigneur lui sert d'abri et de bouclier (114); il marche à l'aise (43) au milieu de ses ennemis. ``Seigneur, tu es juste,'' Lui dit-il ``et tes décisions sont justes'' (138) : paroles apotropaïques destinées à concilier Celui qui continue à l'accabler de terreurs et d'injustices? Dowell ne se sent pas davantage à l'aise, il est même franchement sceptique. Il parle de ``blagues sinistres'' jouées par une Providence cruelle.

Il y a bien entendu les petits bonheurs d'une vie bien réglée pour les privilégiés de ce monde entre les saisons thermales et les hivers sur la Côte d'Azur, le bonheur humain un peu mièvre de Leonora remariée avec son voisin Rodney Bayham, sa propre euphorie pendant douze ans et l'espèce d'ataraxie qui sera dorénavant sa vie avec Nancy Rufford. D'entrée de jeu, cependant, Dowell annonce la couleur: derrière la façade bien policée de leurs deux couples, étouffés par la musique de ce ``menuet de la cour'' qu'ils ont si bien dansé pendant neuf ans, s'étaient déchaînés tous les tourments de l'enfer. Pour Dowell il ne fait auncun doute que la mémoire de l'humanité est une longue succession de malheurs. L'histoire qu'il raconte à un auditeur compatissant n'est-elle pas ``the saddest story'' (le titre initial du roman), remplie de turpitudes conjugales, d'innocence bafouée, de suicides, folie et solitude?

Dowell finalement ne croit pas en la Sagesse de la Providence, ne fait pas confiance à ses ``voies insondables.'' Il l'accuse de jouer au volant avec les hommes dans une partie de badminton engagée de toute éternité. ``Shuttlecocks'' est en effet l'un des rares mots que Nancy sait encore prononcer dans sa folie, avec en variante cet acte de foi dérisoire ressurgi du fond de sa mémoire de couventine: Credo in unum Deum omnipotentem.

Dowell interroge ce Dieu omnipotent et omniscient responsable du malheur des hommes. Pourquoi avoir mis au coeur d'Edward ``ces désirs, ces folies''(51), pourquoi avoir créé l'humanité avec ses vanités et ses faiblesses si c'est pour l'en rendre responsable et la châtier? En filigrane à ces réflexions de Dowell se dessine toute la problématique du mal et du malheur soulevée par le Livre de Job. Job, assis sur son tas de fumier et enjeu innocent d'un pari entre Dieu et Satan, n'est-il pas lui aussi la balle que se renvoient ces partenaires d'un jeu de badminton un peu spécial?

Dowell n'a pas non plus d'estime pour la société récupératrice et ses institutions: ``Yes, society must go on; it must breed like rabbits. That is what we are here for,'' (227) avait-il conclu à contrecoeur dans le passage qui devait servir de coda à son discours, mais il avait ajouté tout aussitôt: (et ce serait là la véritable coda du roman ?) ``But then, I don't like society - much.''

Tout chrétien qu'il est (et Ford a imaginé ce magnifique subterfuge de faire de lui un Quaker pour lui permettre de régler ses comptes avec l'Église établie, tant romaine qu'anglicane), Dowell est avant tout un humaniste pétri de culture classique. Il croit au Destin qui fait les hommes tels qu'ils sont et auquel ils ne peuvent échapper. Il n'a peut-être pas une confiance illimitée en la nature humaine, mais il est plein de compassion pour les hommes; il ne les juge pas; il leur accorde une certaine dignité face à l'absurde du monde.

Beati immaculati, cette épigraphe ainsi placée en amont du flux narratif, propage, on le voit, ses ondes à travers tout le discours du narrateur pour se répercuter en aval sur une réception du roman enrichie par les interrogations et les perplexités de ce dernier. Dans la fugue à plusieurs voix que Dowell nous propose (la voix du monde, la voix du coeur et des passions, la voix de l'Église), l'épigraphe ferait entendre la sienne, un peu amère et désabusée certes, ironique peut-être, mais jamais cynique.

La voix narrative serait en définitive celle de l'honnête homme cher à Montaigne qui s'interroge, qui avoue ne rien comprendre aux subterfuges du coeur humain et aux détours de la Providence et qui demande au lecteur un peu de compassion pour Edward et pour lui-même. ``Homme sans qualités'' et sans prétentions, il se retrouve seul, face au mécanisme social dont il a pénétré l'hypocrite nécessité et face à ce Dieu qui impose Sa Loi et Son insondable Vérité. Lui aussi aurait besoin de paix, loin du tumulte du monde. Sans doute au lieu de l'accabler, de douter de sa perspicacité, de son honnêteté et de ses capacités émotives, la critique devrait-elle la lui accorder enfin cette paix qu'il réclame pour son alter ego, Edward :

Domine, nunc dimittis... Lord, now lettest thou thy servant depart in peace... et maintenant Seigneur, renvoie ton serviteur en paix (Luc 2, 29).

NOTES :

1. L'un des leitmotive du récit de Dowell, emprunté non pas au vers de Dante, mais à un prétendu proverbe russe et inclus par Ford dans l'épigraphe à son roman The New Humpty Dumpty (1912) qui devait s'appeler ``The Dark Forest'' : ``There be summer queens and dukes of a day/But the heart of another is a dark forest.''

2. A notre connaissance deux critiques l'ont identifiée et traduite : Denis Donoghue (557) et Lawrence Thornton (239).

3. Ford s'est expliqué sur la nature et la fonction de la coda dans un roman. Ce serait ``a passage meditative in tone, suited for letting the reader or the hero gently down from the tense drama of the story, in which all his senses have been shut up, into the ordinary workaday world again.'' Cité en note à un article de Sondra J. Stang dans Contemporary Literature (221).

4. Il est curieux que parmi les dates fatidiques du 4 août qui ont rythmé le destin de Florence puis le sien, Dowell ne fasse jamais allusion à celle du 4 août 1914 qui a vu la déclaration de guerre de l'Angleterre à l'Allemagne, date pourtant incluse dans l'espace temporel, sinon du récit des événements, du moins de leur narration.

Bibliographie

Cassell, Richard A. Ford Madox Ford. A study of his novels. Baltimore: Johns Hopkins UP, 1962.

Donoghue, Denis. ``Listening to the Saddest Story.'' Sewanee Review 88 (Fall 1980) : 557-71 ; repris dans Stang (44-54).

Ford, Madox Ford. The Good Soldier. London: John Lane, 1915; Harmondsworth : Penguin Modern Classics, 1987.

Judd, Alan. Ford Madox Ford. Cambridge : Harvard UP, 1990.

Reichert, John. ``Poor Florence Indeed or The Good Soldier Retold.'' Studies in the Novel 14 (Summer 1982) : 161-79.

Schorer, Mark. ``The Good Novelist in The Good Soldier.'' Princeton University Library Chronicle 9 (April 1948) : 128-33 ; reproduit dans Horizon (Aug. 1949) : 132-38; ``An Interpretation,'' The Good Soldier. New York : Vintage, 1951 ; reproduit dans Richard A. Cassell. Critical Essays on Ford Madox Ford. Boston : G.K. Hall, 1987.

Stang, Sondra J., ed. The Presence of Ford Madox Ford. Philadelphia : U of Pennsylvania P, 1981.

Stang, Sondra J. and Carl Smith. ```Music for a while' : Ford's compositions for voice and piano.'' Contemporary Literature 30 (Summer 1989) : 183-223.

Thornton, Lawrence. ``Escaping the Impasse : Criticism and the Mitosis of The Good Soldier.'' Modern Fiction Studies 21 (Summer 1975) : 237-40 ; reproduit dans Richard A. Cassell. Critical Essays on Ford Madox Ford. Boston : G.K. Hall, 1987.

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Université Marc Bloch, Strasbourg,
22, rue Descartes,
F-67084 Strasbourg,
France.