Andrew Lytle, écrivain de la tradition

Anne Foata

Dans le cinquième cahier de la présente revue (1987), j'avais tenté de faire apparaître le support mythique qui sous-tend l'oeuvre du romancier américain Andrew Lytle, d'en dégager les images édéniques qui s'y dissimulent, représentations navrées d'un Paradis défloré par l'homme. La vision historique proprement dite de l'auteur avait fait l'objet d'un exposé plus théorique et d'une publication parallèle. (1) Il resterait à présent, pour parfaire le portrait de cet écrivain du Tennessee né au début du siècle, de présenter sa conception de l'art et de l'artiste, conception qui, de concert avec la vision historique et archétypale qui structure son oeuvre, devrait le placer parmi les artisans de la Tradition des Lettres, de cette Tradition chrétienne qu'il n'a cessé de revendiquer en sa faveur.

Pour formuler sommairement ce qui définit l'écrivain ou l'artiste en général, il faudrait déclarer d'emblée que pour Lytle, c'est la fonction qui fait l'artiste. Cette fonction lui est dictée par la place que Dieu lui a assignée dans l'ordre universel des choses et consiste essentiellement à témoigner de la perfection divine et à créer à son tour un outil aussi parfait que possible. En l'occurrence, quand il s'agit d'un romancier, sa fonction sera d'ordonner une expérience humaine, singulière et unique, sous la forme la plus parfaite qu'il lui soit donné de concevoir. Tout le reste, ``métier,'' technique narrative, imagination, ne fait que découler de ce postulat premier.

C'est ce que Lytle n'a cessé de proclamer dans nombre de ses essais critiques et polémiques (2) et que la suite de cet article entend traiter plus en détail.

1. Ordonner l'expérience humaine

Si l'on considère que la matière romanesque est l'expérience humaine, une, éternelle, universelle, dictée une fois pour toutes par la chute de l'humanité dans la dualité de sa nature, puisque telle est l'inspiration chrétienne qui a stimulé l'imagination créatrice de Lytle, la fonction de l'écrivain est alors de la rendre intelligible, signifiante et accessible à ses contemporains. Il lui faut donc ``l'habiller des vêtements de leur époque,'' c'est-à-dire l'incarner dans un milieu donné, dans ses institutions et ses conventions, ses moeurs et ses coutumes, tout en veillant néanmoins à lui conserver toute sa valeur paradigmatique. C'est dire que les ``romans sérieux'' (``serious writing'') opèrent sur deux niveaux : un niveau symbolique ouvert sur les profondeurs de l'âme et sur un fond d'expérience intemporelle qui sera réactualisée à travers un fragment d'expérience contemporaine, lequel, au contraire, doit répondre aux impératifs du réalisme ; ce fragment constitue ce que Lytle appelle ``l'action de surface'' ou encore ``la surface'' de la littérature, celle qui renouvelle l'intérêt des lecteurs de chaque âge et assure la permanence du genre: ``It is always the changing convention against the eternal truth which makes for freshness in the arts, especially in the arts of literature'' (State of Letters, p. 13).

Contrairement cependant à certaines tentatives modernes qui mettent l'accent sur la spontanéité de l'inspiration et de l'écriture, sur l'effacement de la pensée ordinatrice entre le flux désordonné des images et leur jaillissement sur le papier, Lytle défend les valeurs traditionnelles de la réflexion et de la discipline, il plaide en faveur d'une imagination qui ordonne son matériel en lui donnant un sens et d'une technique (``craft'') qui lui imprime une forme définie. Imagination et technique sont les outils de l'écrivain, respectés, affinés et améliorés sans cesse, grâce auxquels il façonne son roman, comme un sculpteur sculpterait une statue, pour en faire un objet d'art doté d'une existence propre, extérieure au romancier qui l'a façonné, indépendant, entier, ``an artifact... round and smooth and whole'' (State of Letters, p. 6). La littérature, pour Lytle, est à la fois ACTE TOTAL et OBJET (``ARTIFACT''), ``whose form makes perfect the essence of experience'' (idem), ou du moins essaie de la rendre parfaite, car Lytle garde la modestie de l'artisan fier de son art, mais conscient de ses limites. Et cet objet, comme tout objet, doit servir; il doit être ``utilisé'' aux multiples fins que lui destinent ses lecteurs: divertissement et plaisir esthétique certes, mais également meilleure compréhension d'eux-mêmes et de leur destin. Lytle, on le voit, assigne à la littérature la fonction suprême dévolue autrefois par Platon à la philosophie, celle d'une therapeia de l'âme.

Par son insistance sur la forme et la discipline qu'elle exige de l'artiste, Lytle se place parmi les écrivains de la tradition ``artisanale'' des Lettres, celle qui, selon Barthes, a patenté l'écriture bourgeoise du dix-neuvième siècle, avant qu'elle ne se disloque sous les coups de boutoir des différentes écoles du vingtième. C'est, dirons-nous, l'aspect profane de la Tradition, à laquelle Lytle sacrifie, tout comme Flaubert l'avait fait, dans la quête épuisante du mot juste, de la forme adéquate, de la métaphore la plus naturelle (il a relaté la longue gestation de son dernier roman, The Velvet Horn), (3) mais qu'il insère ensuite dans la Tradition sacrée du ``créateur,'' participant à travers l'écriture à l'oeuvre divine du Logos.

2. L'artisan des Lettres

A maintes reprises dans ses articles critiques, principalement pour en déplorer sa disparition dans les Lettres contemporaines, Lytle a défendu la nécessité d'une FORME bien définie et reconnaissable qui fasse du roman un OBJET (d'art, si l'on veut), extérieur au romancier qui l'a ``façonné.''

Au départ donc, dans le souci de réduire au minimum la part de discours que tout roman porte en lui, puisqu'il est malgré tout une forme de communication, Lytle, fidèle au principe aristotélicien de la praxis, insiste sur la primauté de l'action et de sa logique interne, c'est-à-dire sur l'absolue nécessité de toutes ses composantes. Il n'est pas nécessaire que début, milieu et fin se succèdent dans cet ordre linéaire et chronologique, mais il faut que le dénouement soit déjà présent dans le commencement, comme l'arbre dans sa graine, et que l'action progresse vers la crise qui lui donne son sens et procure au lecteur la catharsis souhaitée, ce choc qui le met en face de son destin à travers celui du personnage du roman. Dans cet édifice d'une totalité parfaite, tout a sa place, le moindre mot, le moindre acte, et en retirer ne serait-ce qu'une ligne, écrit Lytle en citant la réaction de Flaubert à propos d'Un coeur simple, reviendrait à le voir s'effondrer tout entier. (4)

Une première conséquence de ce postulat d'extériorité de l'action est la prédominance jamesienne de la ``scène'' sur le ``sommaire'' et le choix d'une ``intelligence centrale'' pour médiatiser les commentaires et les résumés indispensables à l'action. En effet, si Lytle s'accorde avec James pour poser que tout roman est une impression directe de la vie, il s'entend également avec lui sur les sens à donner à l'adjectif ``direct,'' en insistant que toute l'information narrative soit transmise ``directement'' à travers une conscience qui réfléchit, choisit et signifie, ou au contraire, qui se laisse aveugler par ses fantasmes, en laissant au lecteur le soin d'interpréter. En préconisant l'effacement de l'auteur, Lytle s'oppose également à la littérature-confession ; il maintient que la littérature est un art et que l'art, à l'opposé de la vie, est sélectif et signifiant. Cet aspect de l'oeuvre d'art, reconnaît Lytle, est quelque peu démodé de nos jours où la sensation est reine, où ``the ego [is] turned loose without the thread of direction, in the unconscious, the near-conscious, and the consciousness itself''. (5) Le romancier moderne, dans son souci de ne rien perdre de ses précieuses sensations, continue Lytle, les rapporte pêle-mêle, étalant au grand jour ce qu'il devrait laisser caché (``the secret dark things exposed to light''), transformant ses lecteurs en voyeurs (``Peeping Toms'') pour finir par les lasser par la répétition monotone des mêmes perversions (``the vulgarity of easy vice''). A ce propos Lytle partagerait le point de vue de Jung dans sa controverse avec Freud sur l'origine et les motivations de l'oeuvre d'art, lorsqu'il posait à l'encontre de ce dernier qu'un art trop personnel qui faisait remonter à la surface de l'écriture les répressions et les frustrations de l'artiste était une limitation et même un vice, concluant qu'un art qui n'était que personnel, ou à prédominance personnelle, méritait à juste titre d'être traité comme la manifestation d'une névrose. (6)

On notera avec quelle constance, en accord avec cette vue de la littérature, Lytle s'est efforcé de rester en dehors de son oeuvre. Jeune écrivain débutant, il n'a pas écrit le roman ouvertement ou secrètement autobiographique qu'on aurait pu attendre de l'apprenti encore mal détaché de sa propre expérience, pas plus qu'arrivé à l'âge des souvenirs, il n'a jugé utile de se raconter en publiant les mémoires de sa vie. Sa première oeuvre fut la biographie d'un personnage historique célèbre dans son état natal du Tennessee (Bedford Forrest and his Critter Company) et son premier roman (The Long Night) une création littéraire autonome, tandis que A Wake for the Living, le dernier en date de ses livres, est une chronique familiale où il est finalement très peu question du chroniqueur. D'autre part, il n'y a pratiquement aucune intrusion d'auteur dans ses romans, rien qui marque directement ses pensées et ses opinions en dehors de la manière générale propre à chaque romancier, celle qui le distingue de tous les autres, sa griffe en quelque sorte. Si, en revanche, il n'a pas hésité à puiser dans sa propre famille pour créer des personnages, des épisodes et jusqu'au contenu de certains de ses dialogues, c'est en parfait accord avec sa conception d'une matière romanesque fortement ancrée dans les traditions d'un lieu et d'une époque donnés, que sa famille pouvait illustrer au même titre qu'une autre. Très réservé également a été le traitement narratif des maladies du corps et de l'âme, des perversions sexuelles, sauf quand elles revêtaient le caractère exemplaire d'un état de l'Occident, hybris faustiennne ou folie destructrice, symbole du stade de son déclin. Loin de considérer, d'autre part, l'acte sexuel comme une ``synecdoque de l'humanité'' (State of Letters, p. 6), Lytle ne le mentionne que lorsqu'il est absolument nécessaire à l'action et en même temps paradigmatique de la vérité qui transcende cette action sans jamais montrer la moindre complaisance dans la description de l'acte lui-même (les viols de Doña Ysabel et d'Ellen Brent dans At the Moon's Inn et A Name for Evil, l'inceste entre Duncan et Julia Cropleigh dans The Velvet Horn, l'initiation sexuelle de Lucius Cree dans ce même roman, ou les amours de Tovar dans At the Moon's Inn). Il ne s'agit nullement de pudibonderie de sa part, car il y a dans son oeuvre assez de personnages au franc parler significatif dans ce domaine, et lui-même a su évoquer certaines réalités offensantes pour les oreilles et surtout les nez délicats pour témoigner du contraire. Mais il insiste également sur cette règle essentielle du savoir-vivre qui est le respect absolu de l'intimité des gens, de tout se qui se passe à l'abri du seuil inviolable de leur demeure.

Dans son réquisitoire contre certains avatars de la littérature contemporaine, Lytle reproche essentiellement à ses collègues des Lettres d'avoir perverti les outils qui traditionnellement avaient été à la disposition de leur profession : la forme, délibérément abandonnée ou maltraitée dans le souci de libérer leur ego ou considérée comme une fin en soi, l'imagination, délibérément privée de ses tuteurs traditionnels et cultivée pour elle-même. Et pourtant

the tool, whether a hammer or a mind, cannot be the thing it makes or transmits, with all due respect to Mr. McLuhan. Binet's lathe in Madame Bovary turns out napkin rings. Even though these rings are without utility (for he neither sells, uses or gives them away), nevertheless the ring is an object apart from the machine and the mind turning (State of Letters, p. 6).

En d'autres termes, Lytle reproche aux romanciers d'avoir détruit une profession qui était honnête artisanat, (``craft,'' ``craftsmanship'' sont des termes qui reviennent souvent sous sa plume) pour faire de la littérature une forme vide ou encore une production industrielle ; (7) il leur fait grief d'avoir remplacé l'objet d'art individuel, pensé, conçu et poli avec soin, par un bien de consommation à utiliser et à jeter, d'oeuvrer en définitive pour leur plus grande gloire (``the sin of self,'' ce péché de l'homme moderne vaut également pour l'artiste) et pour la satisfaction de leur appétit de plaisirs et de puissance quand il ne s'agit pas tout simplement de donner libre cours à leurs pulsions secrètes. Ce sont là doléances familières de sa part, liées à sa vision de la décadence de l'Occident, car ``the breakdown of forms is a breakdown in meaning. It is a desperate effort at survival within the secular state'' (State of Letters, p. 7).

Les arts, maintient Lytle, avaient traditionnellement eu pour objet de nous extraire des événements quotidiens qui constituent notre expérience immédiate, de nous les faire interpréter et ordonner, finalement de nous aider à donner un sens à notre vie. Ils nous procuraient la distance nécessaire pour séparer ce qui est ``essentiel et permanent'' de ce qui n'est que contingent et périssable. L'artiste contemporain ne sait plus prendre de recul vis-à-vis de lui-même et du monde, et son expérience dans un monde sécularisé qui ne lui fournit plus un arrière-plan de valeurs éternelles ne peut être que partielle et réduite aux sensations, aux modes du moment. Pour restaurer aux arts à la fois leur signification et leur fonction, il faut des artistes ``traditionnels,'' ``because [they] know that the world is part of the divine order'' (State of Letters, p. 15), les seuls également qui sachent leur rendre leur part d'éternité, en les intégrant dans la Tradition du Sacré.

3. Lytle et la Tradition du Sacré

A l'exemple de l'homme primitif qui donnait une signification surnaturelle à chacun de ses gestes en lui surimposant le geste archétypal et divin qui avait été à l'origine du sien, l'artiste crée en imitant la Création de Dieu. A son tour, il anime une matière inerte - marbre, toile, la page blanche - de son souffle créateur et lui donne une forme. Une telle conception du geste créateur repose sur la distinction chrétienne traditionnelle de la Matière et de l'Esprit ; elle divinise l'inspiration en la comparant au souffle de Dieu.

Pour Lytle, l'imagination est la faculté noble de l'artiste et lui vient de Dieu. Elle contient toute forme et tout sujet: ``the imagination contains every aspect of form, and all subjects lie therein'' (State of Letters, p. 5). Elle transcende la réalité immédiate pour plonger dans les profondeurs mystérieuses de l'âme où elle rencontre l'opposition fondamentale entre Bien et Mal qui nourrit toute vie. (8) Par une opération qui reste obscure à l'artiste, elle choisit la seule forme capable de rendre justice au sujet et de produire cet objet d'art total et autonome dont la perfection réside dans l'absolue nécessité de toutes ses composantes. Pour Lytle, en effet, sujet et forme sont indissociables, la forme contenue dans l'imagination comme l'âme dans le corps, tous deux étroitement unis ``within the fierce crucible which is God's tool'' (The State of Letters, p. 13).

L'artiste, comme l'artisan, comme tout homme, a donc sa place bien définie dans un mode ordonné par Dieu, en ce qu'il participe à Sa Création et qu'il Le loue dans des oeuvres d'art qu'il façonne à Son image. Et dans les arts, soutient Lytle, l'écrivain occupe une place priviligiée, puisque, à l'instar du Dieu de la Genèse, il est capable de créer en nommant, de faire sortir des formes du chaos environnant par la seule magie du Verbe, c'est-à-dire de l'écriture. ``Homme de paroles'' comme l'est Jack Cropleigh dans The Velvet Horn, il participe au Logos qui, selon Saint Jean, est l'essence de Dieu. (9)

Cette définition de l'écrivain, que Lytle a exposée dans la plupart de ses écrits critiques, en l'insérant plus spécifiquement dans la Tradition chrétienne illustrée par Saint Augustin, Plotin et Thomas d'Aquin dans les articles qui parurent après 1970, (10) l'orientaliste et historien d'art Ananda Coomaraswamy allait à son tour la lui faire intégrer dans un ensemble encore plus vaste, celui de l'Art sacré de l'humanité. (11) Mentionné pour la première fois dans ``The State of Letters in a Time of Disorder'' (Sewanee Review, 1971) où son ouvrage The Christian and Oriental Philosophy of Art est largement et ouvertement paraphrasé, Coomaraswamy, de conserve avec Jung et Zimmer, eux aussi expressément mentionnés, (12) ont été responsables de l'élargissement de la vision de Lytle, de son épanouissement artistique. En s'efforçant d'intégrer son oeuvre dans le vaste corps de la ``philosophia perennis et universalis,'' Lytle a cherché à transcender le plan purement personnel ou ``personaliste'' de la création littéraire pour la faire accéder aux profondeurs de l'art que Jung qualifie de ``visionnaire.'' (13) La distance qui sépare les deux plans est celle qui différencie les deux parties du Faust de Goethe, pour reprendre brièvement l'analyse de Jung. L'histoire de Gretchen et de sa séduction fait partie du lot commun de l'humanité, avec ses joies et ses peines, ses émotions et ses expériences qui forment la trame de la vie. Dans la deuxième partie, par contre, Goethe nous plonge dans les profondeurs insondables de l'âme, dans cet hinterland de l'inconscient où le Bien et le Mal s'affrontent en un combat qui nous vient du fond des âges. Lytle a insisté sur la présence de ces deux mondes dans son oeuvre, d'un côté la réalité parfaitement rendue d'une époque et d'une société données, réalité qu'il nous demande cependant de lire ``with an averted eye,'' (14) car elle n'est que la surface d'une action archétypale que le monde illustre depuis qu'il est monde et que l'humanité vit dans l'insoluble contradiction entre sa soif d'innocence qui est aspiration vers la Totalité primordiale et les conséquences de sa Chute.

A ce titre, l'art de Lytle prétend participer de cet ``art traditionnel'' qui ``descends from an immemorial past [and] will survive the anti-traditional, personal, profane, and aesthetic kind'' (State of Letters, p. 18) et exige de l'artiste ``traditionnel'' qu'il reprenne la tâche autrefois dévolue aux prophètes. En effet, en ces temps troublés, ``the times of folly and corruption and madness'' qui, selon Lytle, sont les temps que nous vivons actuellement, le rôle de l'artiste ``traditionnel'' est de préparer la voie à un renouveau de la foi, même si momentanément il ne fait que crier dans le désert.

To find poets whose imagination and spirit keep alive the word by their vision and craft is the hope of our time, comparable to the hope of those priests who withdrew to monasteries and cultivated language and the fruit of the earth, while all about them wastelands, because of their belief and discipline, gradually began to resume the season's changes (State of Letters, p. 14 ; italiques ajoutées).

Sans nul doute Lytle partage l'orgueilleuse modestie de ces moines défricheurs et artistes, résigné à ne pas être dans le vent des Lettres contemporaines, mais persuadé de la validité de cet art qu'il pratique, ou a pratiqué, dans une dure discipline librement consentie. S'affirmant écrivain traditionnel à contre-courant de son époque, il proclame ainsi sa foi en un héritage culturel qui, en dépit de ses fluctuations, est fait pour survivre, puisqu'il se fonde sur un ordre qui ne lui vient pas des hommes.

Apportant sa contribution à l'hommage rendu à Allen Tate lors de son soixantième anniversaire en 1959, Lytle avait déclaré : ``Every serious writer has one subject, I believe, which he spends his life exploring and delivering as fully as he may.'' Et il avait ajouté : `` Tate's subject is simply what is left of Christendom, that western knowledge which is our identity.'' (15) Andrew Lytle, lui aussi, n'a ``eu'' qu'un sujet tout au long de sa carrière longue de plus d'un demi-siècle dans les Lettres américaines, et il a cherché à l'illustrer aussi ``pleinement'' que possible, l'enrichissant au fur et à mesure que sa vision s'étendait au-delà de ses limites géographiques et historiques pour embrasser le destin de l'humanité dont l'Occident chrétien était à la fois avatar et paradigme : l'histoire à travers l'Histoire officielle des nations occidentales et la conscience individuelle des Occidentaux de la Chute du Paradis. Ecrivain américain et sudiste, il a vu cette Chute s'inscrire et se répéter par deux fois dans le destin de son pays et de sa région : aux XVe et XVIe siècles d'abord, quand la découverte du Nouveau Monde faisait éclater l'ordre chrétien de l'Ancien, et une nouvelle fois durant sa propre existence, quand le Sud qui avait réussi à conserver certaines des institutions de l'Occident chrétien abdiquait à son tour et succombait au matérialisme ambiant. Cette décadence de l'Occident, qui est le point fort de la vision historique, Lytle devait l'intégrer peu à peu, à la faveur de ses lectures et de ses réflexions, dans une conception plus générale et cyclique de la vie et du déclin des civilisations, faisant de la Chute le paradigme d'un conflit éternellement joué entre Vie et Mort, Création et Destruction, Bien et Mal, inhérent à la nature humaine. En même temps que s'affirmait cette vision de la Dualité et de ses conséquences inéluctables sur la vie des hommes et des nations, l'Histoire pour Lytle revêtait l'intemporalité et l'universalité du Mythe et le Mythe devenait le fondement de toute vie. (16)

La rencontre de l'imagination créatrice de l'écrivain avec cette perspective élargie du destin de l'humanité et l'approfondissement de l'oeuvre qui en a résulté, Thomas Mann les avait illustrés dans son oeuvre pour les formuler ensuite dans ce discours prononcé à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Freud en 1936 :

Certainly when a writer has acquired the habit of regarding life as mythical and typical there comes a curious heightening of his artistic temper, a new refreshment to his perceiving and shaping powers... What is gained is an insight into a higher truth depicted in the actual ; a smiling knowledge of the eternal, the ever-being and authentic ; a knowledge of the schema in which and according to which the supposed individual lives, unaware, in his naive belief in himself as unique in space and time, of the extent to which his life is but formula and repetition and his path marked out for him by those who trod it before him. (17)

C'est cette vérité transcendante (``higher truth'') que Lytle a lui aussi cherché à cerner dans une oeuvre à première vue solidement ancrée dans un terroir et qu'il a tenté d'illustrer à travers le destin individuel et souvent borné de ses héros, conquistadores à la conquête de la Floride dans At the Moon's Inn, pionniers engagés dans l'exploitation des terres nouvelles dans The Long Night, propriétaires fonciers d'après la Guerre de Sécession (The Velvet Horn) avec leur descendant du XXe siècle, le Henry Brent de A Name for Evil, pour finalement aller la chercher dans l'histoire de sa propre famille dans ces mémoires au titre révélateur : A Wake for the Living.

Notes :

1. ``American History and the Edenic Myth ; Andrew Lytle's Images of the Garden of the World,'' dans Mythes, Croyances et Religions dans le Monde Anglo-Saxon (Avignon), cahier no. 5 (1987), p. 213-247 ; et ``Les Etats-Unis dans l'oeuvre d'Andrew Lytle : la vision historique,'' Revue Française d'Etudes Américaines, vol. XII, no. 33 (juillet 1987), p. 391-403.

2. La plupart de ces essais ont été rassemblés dans The Hero with The Private Parts (Baton Rouge, Louisiana State Univ. Press, 1966), et plus récemment dans Southerners and Europeans. Essays in a Time of Disorder (idem, 1988). Je me réfèrerai abondamment à un essai de ce dernier recueil, ``The State of Letters in a Time of Disorder,'' p. 3-19, que j'identifierai entre parenthèses dans le texte même de cet article sous la référence (State of Letters) suivie de la pagination. Pour les autres essais, je me servirai du recueil de 1966.

3. In ``The Working Novelist and the Mythmaking Process,'' The Hero, op. cit., p. 178-192.

4. In ``Foreword to A Novel, a Novella, and Four Stories,'' repris dans The Hero, op. cit., p. 197.

5. In ``The Hero with the Private Parts,'' l'essai qui a donné son titre à l'ouvrage déjà cité The Hero, p. 47 et suivantes.

6. In ``Psychology and Literature'' consulté dans l'édition américaine The Spirit in Man, Art and Literature, vol. XV de la Série Bollingen (Princeton Univ. Press, 1966), p. 101 et suivantes.

7. L'artisan traditionnel exécutait des commandes ; il n'inondait pas le marché d'objets inutiles. ``One might think that computers are doing the writing. So much is alloted to these machines that we may look forward to the next stage, when they will do the reading for us, too'' (State of Letters, p. 3).

8. Lytle écrit que l'imagination ``forces the impression beyond external reality, downwards or within the consciousness, the area of the writer's being which is mysterious, where the opposites of good and evil will be encountered'' in ``The Hero with the Private Parts,'' The Hero, op. cit., p. 46 ; ailleurs il écrit : ``Without the knowledge of evil and its place in the divine scheme, there is no life,'' in ``The Son of Man : He Will Prevail'' (idem, p. 127).

9. Sur Jack Cropleigh et la perspective chrétienne que Lytle l'a chargé de représenter, voir mon article ``La Leçon des Ténèbres : The Edenic Quest and its Christian Solution in Andrew Lytle's The Velvet Horn'', The Southern Literary Journal, vol. 16, no. 1 (1983), p. 71-95.

10. In ``The State of Letters in a Time of Disorder'' déjà cité, mais aussi dans son introduction à Craft and Vision, une anthologie des meilleurs nouvelles parues dans The Sewanee Review, éditée par ses soins (New York, Delacorte Press, 1971), ou encore dans ``On a Birthday,'' Shenandoah, 28 (Winter 1977), p. 11-17, l'article consacré à Peter Taylor.

11. Ananda K. Coomaraswamy fut pendant de nombreuses années conservateur au Musée des Beaux-Arts de Boston et directeur de la section consacrée à l'art indien. Lytle le mentionne pour la première fois dans ``The State of Letters'' en lui empruntant son expression de philosophia perennis (``this is Coomaraswamy's term''). Deux de ses ouvrages, Transformation of Nature in Art (1934 ; réédité par Dover en 1956) et Christian and Oriental Philosophy of Art (1943 ; réédité par Dover en 1956) faisaient partie de la liste de lectures recommandée par Lytle à ses étudiants de l'Université de Floride. Autres ouvrages : The Indian Craftsman (Londres, 1909), The Mirror of Gesture (New York, 1936), Patron and Artist (Norton, 1936), Asiatic Art (Chicago, 1938).

12. In ``The Working Novelist and the Mythmaking Process,'' The Hero, op. cit., p. 185 et 187.

13. In ``Psychology and Literature,'' The Spirit in Man, op. cit., p. 89-91.

14. ``The averted eye,'' écrit Lytle dans ``Caroline Gordon and the Historic Image,'' ``allows for an image which focuses the imagination and sustains and controls its vision,'' The Hero, op. cit., p. 149.

15. In ``Allen Tate : Upon the Occasion of his Sixtieth Birthday,'' The Hero, op. cit., p. 176-77. Thomas Daniel Young et Elizabeth Sarcone viennent d'éditer la correspondance entre Tate et Lytle : The Lytle-Tate Letters (Jackson, Univ. Press of Mississippi, 1987).

16. Voir mon article ``Les Etats-Unis dans l'oeuvre d'Andrew Lytle. La vision historique'' cité en note 1.

17. Discours prononcé à Vienne, le 9 mai 1936 ; traduction anglaise (``Freud and the Future'') dans Thomas Mann : Essays of Three Decades (New York, Knopf, 1947), reproduit dans Myth and Mythmaking, ed. Henry A. Murray (Boston, Beacon Press, 1968), p. 371-72.

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