Roman historique, roman de moeurs, The Long Night de Andrew Lytle

Anne Foata

Avec près de la moitié de sa matière narrative consacrée à la Guerre de Sécession, ou, plus précisément, à la préparation et au déroulement de la bataille de Shiloh (avril 1862), The Long Night de Andrew Lytle (1). fait partie à première vue de ces innombrables ``Civil War novels'' qui depuis Appomattox s'entendent à exalter l'imaginaire des Américains. (2) Les années trente les virent fleurir tout particulièrement dans le sud des États-Unis, antidotes au marasme ambiant et, pour les écrivains de la Renaissance sudiste, ceux notamment du groupe des Agrariens dont a fait partie Lytle, pièces à conviction à l'appui de leur effort de défense et de revalorisation du sud. (3)

A l'exemple de Robert Penn Warren et d'Allen Tate, deux des écrivains du groupe, (4) la première oeuvre de Lytle à aborder l'histoire de la Guerre de Sécession avait été une biographie, celle du Général confédéré Nathan Bedford Forrest. (5) Après The Long Night, il se tournera une fois de plus vers l'histoire des États-Unis, en la prenant cette fois à ses origines ; ce sera At the Moon's Inn, la chronique de la conquête de la ``Floride'' par Hernando de Soto, dont la parution à trois semaines du bombardement de la flotte américaine à Pearl Harbor en décembre 1941 passera pratiquement inaperçue. (6) La conquête et la colonisation progressives du continent américain allaient être la toile de fond de toutes ses oeuvres jusqu'à la dernière en date, A Wake for the Living (1975) qui est la chronique de sa propre famille à travers les tribulations de l'histoire américaine. (7)

Auteur de romans dits historiques, professeur d'histoire européenne et américaine pendant de nombreuses années avant d'enseigner plus spécifiquement l'art d'écrire dans ces classes de ``creative writing'' si répandues aux États-Unis, Lytle a consacré au ``roman historique'' une somme de réflexions critiques qui sont l'ébauche d'une véritable théorie de ce genre ou sous-genre romanesque. En 1949, il publiait une analyse des romans de sa compatriote Caroline Gordon, ``Caroline Gordon and the Historic Image,'' et en 1953, toujours dans The Sewanee Review, paraissait ``The Image as Guide to Meaning in the Historical Novel'' qui est (aussi) une défense de l'unité ``organique'' de La Guerre et la Paix de Tolstoï, en réponse à l'analyse qu'en avait faite le critique jamesien Percy Lubbock dans son livre The Craft of Fiction. (8)

La lecture de C.G. Jung, Erich Neumann, Heinrich Zimmer dans les années cinquante lui feront creuser sa vision de l'histoire des hommes et des nations pour y intégrer les éléments mythiques d'un retour cyclique d'événements archétypaux et en 1959, la revue Daedalus publiait ``The Working Novelist and the Mythmaking Process,'' dans lequel il relate cet approfondissement de sa pensée et la lente gestation de son dernier roman The Velvet Horn. (9)

``Caroline Gordon,'' ``The Image as Guide'' et ``The Working Novelist'' concentrent l'essentiel de ce que Lytle a écrit sur le roman qu'on peut appeler historique, mais ce ne sont pas les seuls essais à le faire. Il y est revenu à l'occasion de ses analyses et comptes rendus d'oeuvres présentes ou passées (cf. le recueil Southerners and Europeans), tandis que ses réflexions sur l'histoire occidentale qui sous-tendent toute sa production littéraire n'ont cessé d'alimenter les nombreux articles, discours, essais qui embrassent sa longue carrière dans les Lettres américaines. (10)

J'aborderai ici quelques-uns des points forts de la théorie de Lytle, que j'illustrerai ensuite, en essayant d'en évaluer les résultats, à travers son premier roman The Long Night.

1. ``History as Fiction''

D'abord, Lytle n'aime pas beaucoup l'appellation de ``roman historique'' qu'il trouve ambiguë :

The term [historical novel] has bothered me for some time. It makes an ambiguous specification which more often than not obscures the proper reading of a book. It implies that if a book is not all it ought to be as fiction, the reader can fall back upon its history. But can he ? Does history exist in a vacuum, apart from the actors who make it ? And obversely, where the history is doubtful, can you say the fiction is good ? How can you separate it ? (11)

Il préfère parler de ``roman dont l'action se situe dans le passé,'' ou encore d'``histoire en tant que oeuvre de fiction'' (``history as fiction'') pour l'opposer à l'``histoire en tant que science (humaine)'' (``history as science'').

Cela dit, il insiste néanmoins pour que le ``romancier qui écrit des romans situés dans le passé'' use de la même rigueur dans sa documentation que l'historien proprement dit, de la même exactitude dans les faits qu'il rapporte, pour qu'il s'engage lui aussi dans un travail de réflexion critique qui lui permette de se distancier par rapport à l'événement. Si le romancier se sert des outils du scientifique pour l'``échafaudage'' de son roman, il doit cependant aller au-delà des ``principes et des causes'' et faire vivre, ou revivre, des personnages, c'est-à-dire les doter de l'épaisseur de vie dont ils jouissaient de leur vivant. Le premier souci du romancier est donc de rendre l'illusion de vie : c'est cela qui pour Lytle définit la différence entre l'histoire en tant que science et le roman qui la recrée. Ainsi, quand un écrivain fait intervenir des figures historiques, doit-il les faire revivre comme les personnages vivants qu'ils ont été et non comme les héros mythiques qu'ils sont devenus dans l'imagination de leurs compatriotes.

Old Hickory and the Great Martyr may belong to the mythologizing instincts of a people but not to a work of art. They will not stand up there, for they lack what Andrew Jackson and Abraham Lincoln had in life, and that is humanity. And this is the first concern of the novelist. If his people lack this, no matter what he achieves, he fails in fiction. (12)

Rien n'empêche le romancier de montrer les héros plus grands qu'ils n'ont été, ``men in some way heightened but always men,'' (13) si c'est ainsi qu'ils étaient apparus à leurs compatriotes. Ainsi le Pat Boone du roman de Caroline Gordon, Green Centuries, ou encore Forrest pour Lytle : aux yeux du général Sherman qui le voyait arriver aux endroits les plus inattendus, il était ``the very devil'' ; (14) pour ses hommes il n'était rien moins qu'un dieu. Mais Lytle le montre également tel qu'il était, violent, retors, très peu magnanime et plutôt grossier, ``with the virtues and the vices of the Wilderness still a part of his character,'' (15) en somme aussi héros qu'anti-héros, bien que l'imagination populaire dans le Sud ait gardé de lui l'image magnifiée du ``sorcier de la selle'' (``the Wizard of the Saddle'').

Pour l'écrivain qui écrit des ``romans situés dans le passé,'' il importe donc de tirer les personnages historiques de leur légende pour les faire revivre devant nos yeux, dotés de l'immédiateté d'une appréhension présente ; il lui faut, de façon plus générale, métamorphoser ``the pastness of the past into the moving present,'' faire du lecteur un ``témoin,'' un spectateur qui ``voit,'' qui ``goûte,'', qui ``sent,'' ``if the authors succeeds.'' (16)

Le présent permet d'appréhender le passé, le passé informe le présent : c'est dans cette double perspective que Lytle voit la source d'une authentique vision historique pour l'écrivain, d'une vision aiguisée par le choc de l'ironie, ``an irony that restores vitality to tradition [...] This paradox of a past which is the present is the peculiar possibility of fiction whose subject lies in some definite period of history.'' (17)

Faute d'avoir su atteindre à cette ``double vision'' des choses, étayée par une documentation et une réflexion rigoureuses, nombre de romans dits historiques ne sont que des divertissements populaires, ``period pieces'' situés dans un passé fantaisiste coupé de toute réalité. D'autres, plus sérieux et bien documentés, restent des abstractions, des mémoires plutôt que des oeuvres de fiction ; d'autres encore sont tout simplement de mauvais romans. A preuve The Forge de T.S. Stribling (1931), entaché selon Lytle du double vice rédhibitoire d'une inexactitude des données historiques et d'une impuissance à rendre l'illusion de vie à travers les coutumes et les moeurs d'une classe et d'une époque. Stribling ``jumbles together'' les batailles, les généraux et les années alors qu'il est évident que ``two years of war make a great difference in the characters of soldiers and in the people's attitudes toward hostilities... Incidents right for '62 are wrong for '64.'' Mais surtout, Lytle lui reproche de ne pas avoir su faire revivre ces yeomen et leurs aristocratiques voisins du nord de l'Alabama dans ce qui faisait leur spécificité propre, à la fois spatiale et temporelle. (18) L'illusion de vie est restée morte.

Cette insistance sur ce qui fait la réalité propre d'une société à un moment donné de son implantation géographique et de son évolution dans le temps, ce souci minutieux qu'a eu Lytle de faire revivre les moeurs, les coutumes, les interdits, les états d'âme d'un groupe d'Américains à un moment précis de leur histoire fait de tous ses récits à la fois des romans ``historiques'' (selon la définition que nous venons de voir) et des romans de moeurs ou ``de société'' (``novels of manners''). Le roman de moeurs privilégie la culture d'un groupe donné ; il met l'accent sur les circonstances extérieures qui modifient l'individu, sur ses croyances et ses phobies, ses traditions et ses rites sociaux, sur tout un système de valeurs collectives qui s'imposent à lui et le soumettent à une morale qui n'est plus individuelle et spontanée, mais sociale. L'individu ne fonctionne jamais pour lui-même et en lui-même ; en fait, pour Lytle, il n'existe pas en dehors de la société qui le façonne et l'inclut, au besoin lui impose ses interdits et ses lois. Lytle s'est exprimé à maintes reprises sur la primauté pour le romancier du matériau culturel et des moeurs. ``People do not live in a vacuum,'' aime-t-il répéter.

``You write about people who live within the constraint of some inherited social agreement. They are already involved when you take them up, for there is no natural man... [W]hat is natural or common to all men has been changed from birth by manners and mores, institutions, all the conventions and laws of a given society. It is the restraint of decorum, propriety, taste, the limit of estates and classes --- all such which distort, repress, guide the instincts, impulses, passions, the unruly demands of the blood toward the multifold kinds of behavior.'' (19)

On entrevoit ici la marge étroite qui sépare le roman de moeurs défini de cette façon du roman ``régionaliste,'' appellation quelque peu péjorative dont on a coiffé plus d'un roman sudiste. En fait, Lytle, comme d'autres écrivains de sa région, comme Flannery O'Connor par exemple, (20) décrète qu'on ne décrit bien que ce que l'on connaît bien et que tout ce qui touche l'homme dans ses particularités tant géographiques qu'intrinsèques prend une valeur éternelle. ``Any literature is regional or local in the sense that it is somewhere, at some time, acting out of some belief and aesthetics. No action exists in a vacuum.'' (21)

Loin de constituer une limitation, le caractère régional d'une oeuvre peut être badge de réussite dans la mesure où l'écrivain est capable de transcender les données immédiates de sa région pour les investir d'une valeur intemporelle. C'est la dimension régionale qui fournit l'illusion de vie ; elle permet aux écrivains d'étayer l'action d'une solide base de réalité et, à travers les moeurs qu'ils décrivent, de relier le passé au présent et le présent au passé, d'imposer cette double perspective aiguisée par l'ironie qui, pour Lytle, fonde le roman ``historique'' réussi.

Reste encore à focaliser cette double vision, à la concentrer sur une image ou un symbole qui porte le poids de la signification de l'oeuvre. Pièce maîtresse de la technique narrative de Lytle, ``the controlling image'' ordonne autour d'elle le réseau des faits et des symboles qui constitue le cadre ou l'arrière-fond de l'action (encore qu'à ``setting'' ou ``background'' qui sont des termes statiques, Lytle préfère l'expression ``enveloping action'') et l'action proprement dite. Il est indispensable que les lecteurs localisent cette image centrale pour ne pas se méprendre sur le sens du roman, pour ne pas lui substituer leurs propres ``preconceptions and preoccupations.'' (22) C'est faute d'avoir su détecter cette ``image-maîtresse'' dans le roman de Tolstoï que Percy Lubbock a pu écrire que ``War and Peace is like an Iliad, the story of certain men, and an Aeneid, the story of a nation, compressed into one book by a man who never so much as noticed that he was Homer and Virgil by turns.'' (23) Il n'y a pas non plus deux histoires, continue Lytle, une ``histoire de guerre'' et une ``histoire de paix ;'' ``war and peace are the extremes of action, the discord which is the source of life, the means by which the totality of man's experience may be rendered.'' (24)

2. The Long Night

Ce manque de perspicacité que Lytle déplore chez Lubbock, dont par ailleurs il admire les ``brilliant critical insight and clarity of judgment,'' pourrait être le reproche qu'il adresse à ceux d'entre ses critiques qui ont trop hâtivement conclu à la désorganisation de son propre récit dans The Long Night, le jugeant trop épisodique, ou trop déséquilibré dans ses deux parties essentielles. (25)

Comme la plupart des écrivains sudistes qui ont mis la Guerre de Sécession au centre de leurs romans, Lytle s'en est servi dans The Long Night pour en faire la pierre d'achoppement où est venue se briser la civilisation occidentale et chrétienne, déjà bien ébranlée par l'appétit de puissance et de jouissance libéré par la découverte du nouveau monde. La Guerre de Sécession a accéléré la rupture de la société traditionnelle ; elle marque la fin d'une certaine image du Sud.

En effet, pour Lytle, pour ses collègues de l'aventure agrarienne, poètes, écrivains, historiens, essayistes nostalgiques de la Tradition, la famille est, ou avait été, l'institution fondamentale de la société sudiste, ``not just one but the institution of Southern life,'' (26) avant son éclatement dans l'ère industrielle et technologique inaugurée par l'avènement de l'automobile. La famille est le soutien de l'individu ; forte et unie, jouissant de revenus propres qu'elle tire de la terre, d'un commerce ou d'un artisanat, elle est le garant d'un état libre. Lytle l'a chantée dans ``The Hind Tit,'' qui est sa contribution au Manifeste de 1930, ``I'll Take My Stand.'' Bedford Forrest s'ouvre sur un hommage à la mère du héros, Mariam Forrest, que nous voyons lutter avec un chat sauvage pour protéger une nichée de poussins. Le thème unificateur de The Long Night est encore la famille, l'importance de la famille dans la société d'avant la Guerre de Sécession, une société qui malheureusement portait en elle les germes de sa propre dégénérescence, que Lytle illustre par le symbole de la ``longue nuit'' de l'âme et de l'Occident.

L'image-thème de la famille unifie ``action enveloppante'' (l'histoire d'une classe et d'une culture de la `Frontière') et action proprement dite (la vengeance du fils d'un père assassiné) dans leur déroulement temporel, l'action en temps de paix et son prolongement nécessaire et logique dans celle de la guerre, puisque telle est la dichotomie qui résume le scénario du livre --- à la manière du titre tolstoïen. Et par famille, Lytle n'entend pas la cellule nucléaire réduite aux parents et aux enfants mineurs qu'elle est devenue aujourd'hui, mais la parenté au sens large, ``the large `connections of kin' amplifying the individual unit [... ], husband, wife, children, cousins, dependents, servants, all serv[ing] the land and ... kept by it, according to their various demands and capacities.'' (27) C'est la famille patriarcale traditionnelle et, plus particulièrement dans The Long Night, ce qui reste du clan des McIvor venus d'Écosse par voie de l'Irlande, comme les Lytle eux-mêmes, scellés autour de la mémoire commune de la terre ancestrale et de l'autorité de son chef et partageant au plus haut point le sens de la hiérarchie et de l'honneur. La famille est une personne morale dont la cohésion est assurée par des liens d'allégeance et de vassalité, semblables à ceux qui avaient prévalu dans la société féodale, dont les Agrariens et leurs amis, les Distributistes anglais (G.K. Chesterton, Hilaire Belloc), avaient gardé la nostalgie. Aussi le déshonneur infligé au père Cameron McIvor en Alabama devient-il une affaire de famille, la vengeance une affaire de clan. La violation de l'honneur familial et privé se lave par un acte de justice privé, les tribunaux, comme le fait remarquer le cousin Armistead, étant réservés aux litiges nés de la propriété terrienne et à la poursuite des criminels d'État. L'intérêt de la famille est donc d'abord d'ordre privé et tant mieux s'il coïncide avec l'ordre public, puisque les McIvor auront à se venger d'une importante bande de spéculateurs, voleurs d'esclaves et de chevaux, dont le chef, inspiré du célèbre bandit de Natchez, John Murrell, avait un moment projeté de s'emparer de tout le Sud-Ouest pour y établir son empire. Tant mieux donc si intérêts privé et public s'accordent ; la priorité reste néanmoins à l'intérêt privé. Il n'y a qu'une seule situation où l'honneur privé se confond absolument avec l'honneur public et où ce dernier commande que l'on abandonne toute autre occupation et c'est la guerre. A ce moment-là, l'allégeance de tous les citoyens est à leur pays en danger qui n'est autre que la somme totale de toutes les familles menacées. Le Sud en guerre contre le Nord, obligé de défendre son honneur et sa survie, n'est autre que la réunion de tous les McIvor, Long, Pritchard et autres familles alliées, dont les hommes iront grossir les rangs des bataillons confédérés.

Passant le long des groupes stationnées sur la route de Corinth, Pleasant McIvor, le héros de The Long Night, contemple ses concitoyens :

``They still looked like a loose gathering of many citizens who had left their business and their plows to meet a public peril. Pleasant had the feeling that the plows still leaned in the furrows, that the storehouses were shut up, as for dinner.'' (Avon, p. 117, University of Alabama Press, p. 206--207).

En temps de guerre, l'autorité du chef de famille est déléguée au général qui commande l'armée, au colonel qui est le père de son régiment, aux différents officiers. Albert Sidney Johnston, qui devait mourir à Shiloh, ``rode among the regiments like a lord of the clans'' (idem, p. 261 ; p. 285), écrit Lytle.

Il n'y a donc pas de rupture entre les deux grands pans du récit, comme certains critiques ont cru devoir le reprocher à Lytle, (28) mais continuité thématique ou ``organique,'' l'action de la guerre issue de celle du temps de paix, l'honneur public devenu une question d'honneur privé multiplié et transcendé, avec, comme principe unificateur supplémentaire, l'évolution psychologique du héros. Si la bataille de Shiloh (Pittsburg Landing pour les Fédérés) occupe une si grande place dans le récit et l'action de The Long Night, c'est que Lytle a voulu lui faire représenter, par synecdoque, la Guerre de Sécession tout entière et son emprise sur le protagoniste. Chaque jour de cette bataille meurtrière, depuis sa préparation à laquelle Pleasant participe en éclaireur et une première attaque avortée pendant laquelle il erre dans les bois à la recherche de sa compagnie, jusqu'aux deux jours où elle fut effectivement engagée, équivaut à une année entière de la Guerre avec les transformations qu'elle aurait opérées dans le caractère du héros. Raccourci métonymique tout à fait convaincant donc, la bataille de Shiloh métaphorise également ce que Lytle, à l'instar des autres écrivains sudistes qui ont utilisé cette donnée historique, a voulu faire endosser à la Guerre de Sécession : la destruction de la société des McIvor et de leurs alliés, l'éclatement de la famille rurale sur laquelle reposaient l'organisation et la culture du Vieux Sud, la mort spirituelle de l'Occident chrétien.

Cette mort, précipitée irrémédiablement par le choc fratricide d'une partie de la nation américaine contre l'autre, Lytle la voit s'amorcer dès la conquête du Nouveau Monde dans la hybris faustienne de De Soto, dans l'appétit de puissance et de jouissance des Européens qui par vagues successives allaient repousser l'Ouest américain jusqu'à son ultime frontière du Pacifique, tout en détruisant cet Eden qui s'était découvert à leurs yeux émerveillés. Dans son troisième roman, A Name for Evil, (29) il en donnera l'intuition révélatrice à son protagoniste, quand au milieu de sa psychose destructrice s'imposera à son esprit dérangé cette vérité inéluctable : ``To yearn for the West is simply to yearn for death.'' (30)

La nostalgie de la mort, d'un retour au Chaos originel, destination ultime du rêve des pionniers européens, Lytle l'illustrera plus particulièrement dans The Velvet Horn par un réseau d'images archétypales inspirées de sa lecture de Jung, mais dans The Long Night, la mort --- sinon, la nostalgie --- est déjà présente dans le titre même du roman. Ainsi donc, de même que la famille menacée, (``the controlling image,'') conférait une unité au récit qui aurait pu paraître décousu dans ses péripéties, de même le ``symbole dominant'' de la ``longue nuit'' élargit la perspective historique évoquée en une vision qui la transcende et qui fait des événements narrés un paradigme de la Chute des hommes et des nations. The Long Night est littéralement aussi bien que symboliquement une oeuvre de la nuit.

Comme dans At the Moon's Inn, où l'``image-maîtresse'' de l'or (recherché par les Espagnols) ne libérait tout son sens qu'en association dichotomique avec la Croix (des prêtres qui accompagnent l'expédition), la nuit, dans The Long Night, est intimement liée à cette image édénique entre toutes, celle de la forêt presque inexplorée, la Wilderness américaine que les Européens sont venus déflorer. Forêt et nuit fonctionnent comme métaphore/métonymie de la colonisation américaine et de ses ``ouests'' successifs, comme symbole unique à double face du Paradis et de son envers.

3. Dans ses essais sur le roman historique, Lytle demande au lecteur attentif un effort de ``lecture totale.'' Il l'invite à réfléchir sur la signification implicite des événements et pour ne pas qu'il s'égare, le presse de chercher l'``image-maîtresse'' qui en concentre et libère le sens. Une fois engagé dans cette ``expérience totale'' qu'est la lecture intelligente du roman, il lui garantit l'absolue véracité des faits et de leur enchaînement, car il y aura veillé, en historien conscient de ses responsabilités.

En effet, toute l'évocation de la vie des pionniers en Georgie et en Alabama dans les premières décennies du XIXe siècle a été justement louée dans The Long Night pour sa justesse et son allant. Lytle les a fait revivre avec leurs superstitions et leurs croyances, il a restitué leurs moeurs violentes et frustes, leur parler. Si le portrait plein de vie et de clameurs qu'il nous en fait nous semble quelquefois un peu outré, c'est qu'à l'exemple des daguerréotypes du siècle dernier, ses personnages aiment à prendre une pose un peu plus héroïque que nature, en accord avec les exigences d'une virilité aisément exacerbée. Quant à la bataille de Shiloh qui concentre l'action en temps de guerre, sa description minutieuse et rigoureusement exacte est la grande réussite du roman. Lytle nous rend la topographie des lieux, la stratégie d'ensemble, la position des trois corps qui ont chargé dans la bataille (ceux des généraux Hardee, Bragg et Polk avec les renforts de Breckinridge) et leur ordre d'attaque, le déploiement des différentes brigades et de leurs régiments. Pleasant McIvor, en simple soldat, tel Fabrice égaré dans la bataille de Waterloo, n'en voit d'abord que désordre et confusion, mais Lytle lui fait partager la focalisation du récit avec le lieutenant Ellis qui deviendra son ami et qui, aide de camp du général Johnston, reste constamment aux côtés de ce dernier . Il peut ainsi nous restituer le déroulement de la bataille dans son ordre et son désordre, comme s'il l'observait tout à tour par les deux bouts d'une jumelle de campagne.

The Long Night montre à l'oeuvre l'historien que Lytle pensait devenir et le romancier des moeurs qu'il est en fait devenu. Le roman a profité des longues années de recherches qu'il avait entreprises alors qu'il était encore étudiant à l'Université Vanderbilt de Nashville au début des années 20 et qu'il avait poursuivies à la bibliothèque municipale de New York pendant ses deux années d'apprenti-comédien à Yale, puis dans les bibliothèques des Sociétés historiques du Sud. Ces recherches avaient abouti à la rédaction de sa biographie du général Forrest ; Forrest cependant ne lui avait pas permis d'exploiter la bataille de Shiloh, le général n'étant alors qu'un obscur colonel sui generis chargé de protéger les flancs de l'armée confédérée avec son détachement de cavaliers. Lytle avait également visité les champs de bataille de la Guerre, (31) en avait relevé les détails topographiques qui lui permirent ensuite de recréer les mouvements de troupes pour ses étudiants des cours d'histoire à l'Académie Militaire de Sewanee, Tennessee. (32)

L'histoire et une réflexion sur l'histoire allaient rester l'une des préoccupations majeures de son existence ; elles donnent à l'ensemble de ses romans, biographie et chronique de famille son unité. Tous ses romans, avait-il écrit en 1938 à la personne responsable de ses manuscrits chez Bobbs-Merrill, devaient former une ``série'' qui serait ``progressive in time'' et ils seraient reliés entre eux par un thème commun : l'exploitation du Nouveau Monde par l'ancien et la ruine spirituelle de ce dernier. (33) Dans cette série de romans chronologiques qui suivraient l'aventure de l'Européen sur le continent américain, la nouvelle ``Alchemy,'' publiée en 1942, mais initialement prévue en prologue à At the Moon's Inn, servirait d'introduction générale et de code. Entre At the Moon's Inn et The Long Night devait sans doute s'insérer un roman qui aurait illustré la colonisation anglo-saxonne des XVIIe et XVIIIe siècles avec la Guerre d'indépendance et la naissance de la nation américaine, un peu à la manière de Green Centuries de Caroline Gordon, puis, toujours chronologiquement, The Velvet Horn montrerait la dégradation définitive du rêve des pionniers après la Guerre de Sécession, avec A Name for Evil pour en dresser le bilan au XXe siècle. Tous les romans de cette série n'ont pas été écrits et ceux qui manquent sont du domaine de la spéculation, étayée cependant par deux déclarations de Lytle qu'il s'était engagé par deux fois dans des recherches préliminaires à un tout autre genre de roman que celui qu'il avait effectivement écrit. (34) Si l'exploitation du Nouveau Monde par l'ancien devait être la motivation principale de l'acte d'écriture de Lytle, comme il l'avait écrit dans sa lettre de 1938, il manque en effet l'une ou l'autre de ses phases critiques.

Lytle est un écrivain qui écrit lentement et péniblement; il s'en est excusé avec modestie dans son essai, ``The Working Novelist and the Mythmaking Process,'' pris comme il l'était par ailleurs dans ses multiples fonctions de professeur d'université, de ``fermier'' et de directeur de revue. Toutes les oeuvres de longue haleine n'ont donc pas été réalisées, mais son intérêt pour l'histoire ne s'est jamais affaibli, témoins les nombreux articles, essais, discours qui ont sillonné sa carrière et cette dernière oeuvre de 1975, publiée dix-huit ans après The Velvet Horn, A Wake for the Living. Chronique plutôt que roman, elle illustre une dernière fois, à travers le cas particulier et la matière biographique de sa propre famille, les illusions de tout un peuple parti à la recherche de l'Eden pour se trouver confronté aux réalités de l'histoire : ``an atypical family looks for Eden and finds American history, ''peut-on lire en effet sur la jaquette du livre, juste en-dessous du titre.

Romans ``historiques,'' romans de moeurs, romans régionalistes, si l'on veut, tous les romans de Lytle sont en prise directe avec un morceau de l'histoire américaine éclairée par la vision propre à l'écrivain et centrés sur une ou plusieurs ``images-maîtresses'' qui en libèrent le sens. Aux lecteurs avertis de découvrir ces images pour qu'à leur tour ils fassent oeuvre de création. (35)

Notes :

1. Andrew Nelson Lytle est né dans le Tennessee en 1902 The Long Night fut publié en 1936 par The Bobbs-Merrill Co. (Indianapolis et New York), réédité en 1973 en livre de poche par Avon, puis récemment (1988) par les Presses de l'Université de l'Alabama à Tuscaloosa..

2. Louis D. Rubin, Jr., dans ``Image of an Army : The Civil War in American Fiction,'' en dénombre plus d'un millier, écrits par les seuls Sudistes dans les neuf décennies qui ont suivi la Guerre (Southern Writers. Appraisals of our Time, R.C. Simonini, ed., Charlottesville, The University Press of Virginia, 1964) ; p. 50--70.

3. Le nom d'Agrariens leur vient du titre de leur manifeste collectif de 1930 I'll Take my Stand. The South and the Agrarian Tradition, by Twelve Southerners (New York, Harper & Bros., 1930), réédité en 1962 (Harper Torchbooks) et en 1977 (Baton Rouge, Louisiana State University Press).

4. Warren : John Brown : The Making of a Martyr (1929) ; Tate : Stonewall Jackson, the Good Soldier (1928) et Jefferson Davis : His Rise and Fall (1929).

5. Bedford Forrest and his Critter Company (New York, Minton, Balch & Co., 1931) ; édition révisée avec une introduction de l'auteur en 1960 (New York, McDowell, Obolensky). Une dernière réimpression date de 1984 (The Green Key Press, Greenwood, Florida).

6. (Indianapolis & New York, The Bobbs-Merrill Co.)

7. (New York, Crown Publ.)

8. Les deux essais de Lytle ont été repris dans le recueil The Hero with the Private Parts (Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1966), puis plus récemment dans Southerners and Europeans : Essays in a Time of Disorder (idem, 1988), où ``The Image as Guide...'' est devenu ``History and Vision in Tolstoy's War and Peace.''

9. ``The Working Novelist...'' est inclus dans les deux recueils de Lytle The Hero with the Private Parts et Southerners and Europeans et dans d'autres ouvrages, comme celui de Henry A. Murray, Myth and Mythmaking (New York, Braziller, 1960 et Beacon Paperbacks, 1968) et de John B. Vickery, Myth and Literature. Contemporary Theory & Practice (Lincoln, University of Nebraska, 1966). The Velvet Horn (New York, McDowell, Obolensly, 1957) ; réimprimé en fac similé en 1983 (Sewanee, The University of the South).

10. Ils viennent d'être rassemblés dans From Eden to Babylon. The Social and Political Essays of Andrew Nelson Lytle (Washington, D.C., Regnery Press, 1989). Avec Europeans and Southerners qui réunit les études littéraires, From Eden to Babylon a remis en circulation une bonne trentaine des essais de Lytle.

11. in Hero, op. cit., p. 7 ; également dans Southerners, op. cit., p. 193.

12. Hero, op. cit., p. 7 ; Southerners, op. cit., p. 193.

13. Hero, op. cit., p. 159 ; Southerners, op. cit., p. 88.

14. ``Forrest is the devil. There will never be peace in Tennessee until Forrest is dead,'' aurait écrit Sherman à son ministre de la Guerre après la bataille de Brice's Crossroads en juin 1864 ; cité par Lytle dans Bedford Forrest, op. cit., p. 304--305 de l'édition de 1960.

15. Idem, p. 390.

16. Hero, op. cit., p. 8 ; Southerners, op. cit., p. 194.

17. Hero, op. cit., p. 8 ; Southerners, op. cit., p. 194.

18. In ``Life in the Cotton Belt,'' The New Republic, June 3, 1931, p. 77--78.

19. Hero, op. cit., p. 182 ; Southerners, op. cit., p. 67--68.

20. In Mystery and Manners (New York, Farrar, Straus & Giroux, 1969), p. 27 ; p. 104--105 (où elle cite une phrase d'une nouvelle de Lytle, ``Jericho, Jericho, Jericho,'' comme exemple de régionalisme bien compris) ; p. 147.

21. In ``The Southern Literary Renascence : A symposium,'' Shenandoah, 6 (Summer 1955), p. 31--32.

22. In ``The Working Novelist,'' Hero, op. cit., p. 186 ; Southerners, op. cit., p. 71.

23. Cité par Lytle dans Hero, op. cit., p. 10 et dans Southerners, op. cit., p. 196. L'image centrale, ou le thème, qui fait l'unité ``organique'' du roman de Tolstoï, Lytle la voit ``somewhere in the dramatic plight, the dichotomy, in which Russia found herself after the arbitrary Europeanization by Peter the Great'' (p. 12 ; 197). Cette ``image''ordonne les deux groupes principaux de personnages, les Rostov et les Bolkonsky, les deux lieux principaux (la cour à Saint-Pétersbourg et la noblesse de Moscou), les deux armées en présence, Koutouzov et Napoléon, et oppose les thèmes du roman (la terre russe et la ville, le peuple et l'aristocratie, la jeunesse et l'âge, la vie et la mort et finalement la guerre et la paix). Le tsar Alexandre et Pierre Bezoukhov personnifient cette dichotomie, qui n'est jamais représentée séparément, mais toujours en interaction organique de ses deux composantes.

24. Hero, op. cit., p. 11 ; Southerners, op. cit., p. 196--197.

25. Par exemple, John M. Bradbury dans The Fugitives. A Critical Account (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1958), p. 267.

26. In ``Foreward to A Novel, a Novella and Four Stories (New York, McDowell, Obolensky, 1958), p. XVIII ; repris dans Hero, op. cit., p. 199 et dans Southerners, op. cit., p. 61 (sous un nouveau titre ``The Subject of Southern Fiction'').

27. Foreword, p. XVIII ; Hero, op. cit., p. 199 et 200 ; Southerners, op. cit., p. 61--62.

28. ``The Shiloh episode, magnificent as it is ... takes up so much space that it throws the whole book out of plumb,'' écrit Elmer Davis dans le compte rendu qu'il fait du roman pour The Saturday Review of Literature, 14 (Sept. 12, 1936), p. 11, constat repris par Walter Sullivan, par exemple, dans A Requiem for the Renascence (Athens, University of Georgia Press, 1976), p. 31.

29. (Indianapolis & New York, The Bobbs-Merrill Co., 1947); réédité dans A Novel, A Novella and Four Stories (New York, McDowell, Obolensky, 1958).

30. p. 169 de l'édition de 1958. Dans l'essai qu'il a consacré à Madame Bovary, il écrit : ``The symbolic meaning of the West is death, the grave, the night sea journey ; and in spite of the blatant political assertion that the West is power, underneath we feel the threat of its eternal mythological meaning.'' ``In Defense of a Passionate and Incorruptible Heart,'' Hero, op. cit., p. 21--22, Southerners, op. cit., p. 206-207.

31. Cf. ``A Journey South,'' The Kentucky Review, 1 (Spring 1980), p. 3--10 ; repris dans From Eden to Babylon, op. cit.

32. Lytle avait enseigné l'histoire de la Guerre de Sécession, d'abord à la Southwestern University de Memphis pendant un semestre de 1936, puis à l'Académie militaire de Sewanee, Tennessee, qui avait été son ancienne école secondaire, en 1940 ; en 1942 et pendant toute la durée de la seconde guerre mondiale, il enseigna l'histoire américaine et européenne à l'Université de Sewanee (the University of the South).

33. Lettre du 27 janvier 1938, incluse dans la bibliographie des oeuvres de Lytle compilée par Noel Polk pour le numéro spécial du Mississippi Quarterly consacré à l'auteur (vol. 23, 4, Fall 1970), p. 453.

34. C'est en lisant un livre d'un certain Pickett, History of Alabama à la fin des années trente ``for research for another novel'' qu'il a décidé d'écrire At the Moon's Inn (lettre à l'auteur du 9.2.78) ; en 1960 il avait obtenu une bourse pour aller faire des recherches à Mexico, mais il y avait renoncé en raison de la découverte du cancer de sa femme (entretien avec l'auteur du 2.11.74).

35. Les lecteurs intéressés par la vision historique de Lytle et sa conception de l'art et de l'artiste pourront lire mes articles ``Les États-Unis dans l'oeuvre d'Andrew Lytle : la vision historique,'' Revue Française d'Études Américaines, vol. XII, no. 33 (juillet 1987), p. 391--403 et ``Andrew Lytle, écrivain de la tradition,'' Mythes, Croyances et Religions dans le Monde Anglo-Saxon (Avignon), Cahier 7 (1989), p. 113--124.

Institut d'Etudes anglaises et nord-américaines,
Université Marc Bloch, Strasbourg,
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F-67084 Strasbourg,
France.